« C’est pourtant la meilleure saison pour le trouver », dit J.-E. en montrant les arbres nus. Pas une feuille pour gêner notre quête. Parfois, au sol, une touche jaune (les jonquilles) et ces fausses chenilles brunes (des chatons de bouleau ?). On s’est écartés du chemin en se fiant à la carte topographique IGN : il y a un château ruiné caché dans ce bois. Les restes d’une forteresse médiévale dans laquelle la forêt aurait poussé. La pierre mêlée aux arbres. En hiver, on devrait voir les pans de mur émerger… On cherche de notre mieux. On ne voit rien. Ou plutôt, si : la nature ; le soleil qui perce le ciel blanc — mais on le sent sur la peau, mieux qu’on ne le voit, car nous sommes dehors depuis 8 heures ce matin et le grand air commence à se faire sentir : ça chauffe sur les joues, ça tire un peu sur le front. On goûte une forme de liberté. C’est exactement pourquoi nous sommes venus ici : nous nous éloignons de Paris que nous aimons pourtant, car cette ville est violente au quotidien, et en ce moment plus que jamais. Ici, dans les bois : pas de masques, pas de flics.
J’aime les ruines. Des murs érigés mille ans avant ma naissance, et encore debout. Usés. Surtout pas intacts ! Que quelque chose ne change pas du tout, ce serait terrifiant… Non pas intouchés, donc, mais vieux. Solides et abîmés. C’est pour ça aussi que nous échappons à la ville, quelquefois : pour s’extraire de l’urgence. Pour goûter, non pas à l’éternité, mais au temps long.
J’aurais aimé voir ces ruines dans le bois de Bernouville, mais j’aime aussi qu’on ne les ai pas trouvées. On a tourné en rond. On est venus pour ça, surtout : ne pas craindre de perdre notre temps. Être là, sans intention.
Un peu plus tôt, entre Varengeville et Pourville. On a mangé notre casse-croûte en regardant la mer. On est restés assez longtemps pour être sûrs que la marée descendait : on a vu sécher les cailloux que les vagues baignaient une demi-heure plus tôt. Alors, J.-E. a proposé qu’on ne remonte pas sur la falaise et qu’on marche plutôt sur la plage : on ne risquait pas d’être pris par la montée des eaux. On n’a pas rencontré grand monde sur les cailloux ; et puis, soudain, ce chien. Il a déboulé à toute allure (pourquoi vers moi et pas vers J.-E., qui aurait eu moins peur que moi ?) ; il s’est arrêté net ; il m’a regardé dans les yeux. Une sorte de molosse très musclé que les brutes affectionnent. Une seconde suspendue. Non pas une éternité, mais un temps beaucoup trop long. Je devais faire quoi, avant qu’il ne me bouffe ? Une voix l’a appelé : un homme. Le monstre est effrayant, mais discipliné. L’homme l’a grondé. Je crois même qu’il a dû l’attacher.
Il y a un autre danger, en plus de la marée et du molosse. La falaise : il ne faut pas s’en approcher, car elle se débine à vue d’œil. Des blocs de calcaire effondrés à son pied. Avec le mien (de pied), j’en gratte un petit qui a roulé jusqu’à la plage. Je dis : « Ça s’effrite. » C’est vrai. On voit que la roche est cassée net : les éboulis sont donc récents, car les pans coupés, si tendres, ne sont pas encore lissés, usés par la pluie.
C’est très impressionnant de marcher en contrebas de ces parois gigantesques. On éprouve exactement ce que dit ce cliché : le vertige de se sentir tout petit devant l’immensité. Mais ce n’est qu’une impression physique (la côte de calcaire surpasse nos petits corps de très haut) qui n’est pas doublé d’un rapport au temps : j’aimerais pouvoir dire que la tranquillité de ces montagnes me renvoie à l’éphémère de ma propre existence. C’est pourtant le contraire. Moi qui ai un mal fou à projeter ma vie dans le futur (je n’ai jamais su le faire, faute de la certitude d’exister encore dans un an ; et cette impossibilité n’est pas une inquiétude, bien au contraire), il me semble très probable (d’un point de vue empirique et statistique) que ces falaises disparaîtront avant moi. Dans quelques années, je ne sais pas à quoi je ressemblerai, mais je ne serais pas étonné d’être encore en vie. Ce paysage de calcaire, lui, sera déjà tombé à l’eau.
On espère bien que tu seras encore en vie !! 😁😊
A Etretat, la falaise s’écroule régulièrement mais l’aiguille pique tjs notre curiosité 😊 Suis comme toi, j’adore ces vieilles pierres qui, malgré leur irrémédiable érosion, sans notre aide, rappellent combien nous sommes éphémères….la nature est notre maître à jamais. …alors profitons nom de nom tant que c’est possible ! Et jouissons de la vie !