Lundi 17 janvier 2005

Aujourd’hui, dans l’ensemble, ça allait. Mais j’ai été perturbé. J’ai été pris d’un doute très désagréable. J’ai eu peur de me tromper. Si je n’étais pas homo ? Si tout ça n’était qu’une vaste mythomanie ? J’ai fait des tests. J’ai observé avec attention un beau mec et une belle fille successivement, et j’ai essayé de comparer l’effet que ça me faisait. Je suis spontanément plus enclin à mater le mec, c’est sûr. C’est agréable. Mais ça n’était pas désagréable non plus de mater la fille ! Je me suis figuré des pensées plus ou moins érotiques, pour essayer, et c’est vrai que les filles ne me dégoûtent pas. Même si je ne suis pas spontanément attiré par elles, eh bien, c’est plutôt agréable d’imaginer ces trucs.

Alors, je m’interroge. C’est très perturbant. Je veux savoir. Je suis homo ou hétéro ? Peu importe, mais je veux savoir. C’est très important. Ça me donnerait des repères, un cadre, quoi ! Savoir vers qui je suis attiré, à qui m’identifier, etc. À la limite, je suis peut-être bi ? Je ne sais pas pourquoi, mais cette idée ne me plaît pas. Dans l’absolu, ce serait la situation idéale, la plus pratique. Mais je trouve que ça manque de repères, justement. C’est déroutant.

Et puis, je me dis que je m’inquiète pour rien. Je suis homo, point. Je me fais des films, voilà tout. Tout compte fait, dans ce test, si les filles et les gars arrivaient à égalité, ce n’est pas révélateur. Dans mon imaginaire sexuel, je ne fais certes pas de différence, mais c’est dû seulement à mon inexpérience sexuelle, tant avec un sexe qu’avec l’autre, et au fait que la sexualité homme-femme est bien connue : je peux facilement m’identifier, alors que celle entre hommes reste mystérieuse et relève uniquement du fantasme. Et, après tout, le sexe n’est qu’un aspect de la chose. Le plus important, c’est de savoir qui me plaît, juste comme ça ; qui j’aime regarder ; qui m’apporte quelque chose d’agréable sans chercher à savoir quoi ; qui me plaît, sans imaginer rien de sexuel. Alors, selon ce critère, je suis homo, et complètement. Spontanément, mon regard se pose sur les autres garçons. Je peux facilement dire : untel est beau, untel a du charme. Par contre, je suis infoutu de savoir qu’une fille est jolie. Je ne les regarde pas. J’aurais bien du mal à dire comment S* ou M* étaient habillées aujourd’hui, ou de décrire leur coiffure (pourtant, ce sont de jolies filles). Vous allez me dire : ça ne prouve rien, il y a plein d’hétéros qui sont aussi peu attentifs et attentionnés que moi. Certes. Mais, est-ce que ces hétéros peuvent dire aussi parfaitement comment Étienne ou B* étaient habillés aujourd’hui ? Je ne sais pas. Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Je mets juste mes idées à plat pour essayer de comprendre.

Autre chose : chaque année, je fais la connaissance de plusieurs nouveaux élèves dans ma classe. Eh bien, je retiens beaucoup plus rapidement les noms et les visages des garçons que ceux des filles, que je continue à confondre encore longtemps. Est-ce révélateur ? Je ne sais pas. Les enfants font de même, peut-être : les garçons vont vers les garçons, pour se faire des copains, et ignorent les filles. Serait-ce cela ? Non, je crois que ça n’a rien à voir. Je me souviens même que, quand j’étais petit, même si je traînais surtout avec des garçons, je n’ai jamais été exclusif. Et même, souvent, je me sentais différent des autres garçons – qui allaient tous jouer au foot – et j’avais tendance à rester avec les filles. Encore une fois, je ne sais pas à quoi mènent ces réflexions.

Beaucoup plus simplement, je me dis que non, le doute n’est pas possible. Je viens de le créer, mais il n’existe pas, et n’a pas lieu d’être. Je serais face à un cas typique de « mauvaise foi » sartrienne (l’influence des cours de philo…) : confronté à une épreuve difficile (j’avais décidé d’en parler ouvertement), mon esprit se défile lâchement. Mon esprit nie la réalité évidente (je suis homo) et invente un doute là où il n’y en avait pas. Ce doute est un alibi, une manœuvre dilatoire pour éviter de me dévoiler, pour me donner un temps supplémentaire. Grâce à cet alibi, je me dis : « Il est encore trop tôt pour parler, attendons encore. » C’est tellement pratique.

C’est vrai que j’ai peur. Si je me trompais en disant que j’étais homo ? Imaginez que cela empêche une fille qui s’intéresse à moi d’aller plus loin, par exemple, alors qu’en réalité je suis hétéro ou bi ou je ne sais quoi. Si un jour je me rends compte de mon erreur, il sera très difficile de faire machine arrière. Impossible.

Alors, la solution est simple : ne rien dire. Mais c’est dur. C’est pesant. C’est douloureux. C’est très lourd, comme secret. Enfin, le problème n’est pas que ce soit un secret : c’est juste que j’ai envie de parler de ça pour me soulager. D’un autre côté, cela fait peu de temps que je suis perturbé par cette question : il ne faut pas que je me précipite. Il faut que tout soit clair dans mon esprit avant que je le partage.

J’aimerais parler de ces tracas, mais à qui ? À S* ? Je sais que je le peux. Mais, d’une : je n’ose pas, parce que c’est difficile de parler de choses intimes ; et de deux : j’ai peur qu’elle ne comprenne pas, malgré sa bonne volonté – et elle en mettra, de la bonne volonté, car c’est une vraie amie. Et puis, j’aimerais mieux en parler à un mec. Qu’il me fasse part de son expérience. Que je lui demande ce qu’il ressent, lui, et je puisse en déduire a contrario quelque chose pour moi. Par exemple : je disais que le sexe avec une fille ne me dégoûte pas, alors que je me crois homo ; alors, que pense un mec hétéro du sexe avec un autre mec ? Est-ce une sensation normale ? Je pourrais me confier à B*, tout simplement. J’aimerais beaucoup. Mais il m’intimide. Et j’ai peu d’occasions de le voir seul. Ou bien, Mathieu ? J’étais si près de le lui dire… Je ne sais pas s’il pourrait un jour être de mes amis, mais il m’a l’air sincère, je pense que je peux lui faire confiance. Je ne sais pas. Avec Adeline, peut-être, ce serait possible d’aborder le sujet. Je ne sais pas.

J’aimerais beaucoup en parler avec maman. Mais c’est impossible. Avec les copains, pas de problème : ils ne sont pas directement concernés. Mais maman ! Elle est impliquée à fond dans tout ce qui me touche. Elle se ferait un souci monstre si je lui disais un truc pareil. Ça la tracasserait beaucoup. Je ne veux pas l’embêter pour ça. En plus, en ce moment, elle se fait déjà du souci pour son frère *** qui fait une dépression et qui est, depuis quelques jours, dans une clinique.

Tout ça me perturbe beaucoup. Je suis perdu. J’ai un mal fou à me projeter dans l’avenir. Déjà que c’est plus qu’incertain, professionnellement (je suis perdu dans les études), alors, ma vie sentimentale et familiale, imaginez le bordel ! Je ne sais absolument pas comment m’imaginer.

Plus tard

Je me rends compte que ce carnet se termine. Quand je me suis remis écrire il y a trois semaines, il était à peine entamé, et ça y est, il est fini. J’aurai beaucoup écrit. Et j’aurai parlé quasiment d’une seule chose… La même obsession… Je suis sûr que quatre-vingt-dix pour cent de ce carnet, au moins, traite de ce sujet. Ce qui fait de ce journal une image très fidèle au contenu de mon esprit, puisque je suis totalement obsédé par cette chose, et que mes pensées sont occupées par elle dans les mêmes proportions.

Il reste quelques pages, mais je vais arrêter ici parce que, quand j’écris, j’en ai toujours pour une dizaine de pages. Je ne voudrais pas que l’écriture d’une journée se trouve à cheval sur deux carnets.

J’ai trouvé un titre à celui-ci : Angoisse du doute, malaise de la certitude. Un peu ronflant et prétentieux, mais ça sonne bien. Ça a de la gueule.

Pour les dernières pages, je vais imprimer le fameux Riri le Clown envoyé à B*, et je le collerai. Quand j’y pense… Ce Riri le Clown et le mail qui l’accompagnait sont très explicites. Ils sont dans mon ordinateur. De la même manière, ce journal n’est pas planqué. Juste rangé sur mon bureau, en évidence. C’est la preuve de la confiance absolue qui règne dans cette maison. Un secret est caché ; il est à la portée de tous, en réalité, et je sais qu’on respectera mon intimité, que personne ne regardera. C’est précieux.

Pour meubler la dernière page, je raconte un truc. Aujourd’hui, en cours d’espagnol, j’ai dessiné Étienne. J’ai une très belle vue, en cours d’espagnol. Et je suis tout seul à ma table. Les autres autour de moi pourraient me voir, quand même, alors je mate discrètement. J’ai remarqué qu’il avait un profil intéressant et facilement dessinable. J’ai fait un petit croquis sur mon cahier, mais, rentré à la maison, je n’ai pas réussi à le refaire. Tant pis. Je laisserai celui-ci sur mon cahier. Le premier jour de cours, quand j’ai flashé sur lui, je l’ai dessiné le soir même. Mais je l’ai fait de mémoire, alors que je ne l’avais vu qu’une fois, et pas de très près. Résultat : un foirage total. Mais ça reste intéressant, même si je suis le seul à savoir que c’est censé le représenter, car c’est révélateur de l’état d’esprit dans lequel je me trouvais alors.

Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no2 (Angoisse du doute, malaise de la certitude, 15 juillet 2004 – 17 janvier 2005), j’ai seize ans.

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1 commentaire

  1. Toujours aussi fascinant et passionnant ce qui se passe dans la tête de cet ado… et tellement réel.

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