Léopold Milan était né dans un lieu qui en valait bien un autre ; mais enfin, ce n’était pas le genre de lieu dont on se réclamait. On ne pouvait pas appartenir à cet endroit. On pouvait seulement dire : « Je suis né là-bas, j’y ai grandi », et puis un jour on en était parti, et on n’y avait plus jamais pensé.
Rien d’effrayant là-bas pourtant, rien de laid non plus. Rien de repoussant. C’était pareil avec les gens : parfois on tombait amoureux, presque jamais on ne détestait. Et, entre les deux sentiments, toutes les autres personnes attendaient leur tour qui ne viendrait jamais. On n’avait pas assez d’énergie pour régler le sort de chacun. Léopold Milan n’était pas plus passionné qu’un autre (mais surtout pas moins), et il avait beau s’en défendre, il avait beau se draper d’idéaux, c’était bien le sentiment d’indifférence qui l’habitait alors.
Il avait donc grandi là-bas dans l’indifférence, mais aussi dans une petite pointe de rêve, de fantasme, de perspective : il pensait à la capitale, parce qu’il n’y avait qu’à la capitale qu’on pouvait se projeter.
Son arrivée dans la capitale fut absolument conforme à son désir. Pour la première fois, il évoluait dans un décor digne de ses ambitions, et sa vie prit la tournure qu’il attendait : il tomba amoureux d’un garçon très beau — un poète. Le garçon vivait au sommet d’un immeuble sans âge, dans une pièce claire traversée d’une poutre sombre. Léopold Milan pouvait dire à présent : « c’est mon lieu », car il y avait une histoire et il y aurait un avenir. Cela avait du sens.
Rien ne poussait sur le sol de la capitale, et c’était cela qui lui plaisait. On y était transporté et parfois on s’y accrochait. On pouvait y pousser comme pousse un champignon : on était une part de la ville, on ne s’imaginait pas vivre ailleurs, mais on n’était finalement que posé là. Posé, solidement, mais sans racine.
Le garçon avait le même sentiment : il était venu à la capitale comme un champignon. Il y était mieux accroché encore que Léopold Milan. Mais le garçon, lui, avait des racines quelque part. Il venait d’un endroit qu’il appelait : sa terre.
Sa terre était sauvage. Un peu plus bas prospéraient, placides, de belles étendues vertes. Un peu plus loin s’élevaient des massifs usés, fatigués. Entre ces deux étendues, c’était la terre : les murs de pierres sèches et le causse brûlé par le soleil.
Cette terre, c’était la pierre. C’était la roche escarpée à flanc de plateau, et c’était la ruine d’une tour féodale, dont les éboulis faisaient corps avec la falaise. Qui de l’homme ou de la nature avait empilé ces pierres en contrebas ? La question n’avait pas de sens sur cette terre. Là-bas, seul le temps était à l’œuvre.
Léopold Milan disait qu’il n’aimait pas la nature. Qu’il ne se sentait chez lui que dans un décor bâti par l’homme. Sur cette terre ruinée, sculptée, on ne savait pas dire si la nature avait défait ce que l’homme avait fait, ou bien l’inverse : il eut alors la sensation d’un équilibre. La terre, ce fut l’initiation. On pouvait pousser quelque part, et planter ses racines ailleurs.
La terre, c’était les châteaux forts qu’il imaginait enfant. Le garçon disait qu’un ancêtre charpentier avait fabriqué de ses mains l’escalier du château rouge. C’était ce château qui dominait la vallée, et qui donnait sa couleur au soleil couchant. En face, il y avait l’autre château : celui qui était resté inachevé et dont on pouvait fouler la cour béante comme on foulait la campagne.
Lorsque Léopold Milan connut la terre pour la première fois, c’est à Taillefer que le garçon l’emmena. Il avait fallu traverser le causse et c’était l’hiver. Un tapis de brume s’était déposé au creux du chemin, un mince filet blanc qu’ils avaient dissipé du bout du pied. Taillefer, ce n’était même plus un château. Personne ne savait ce que c’était. Il y avait des pierres et c’était beau. Un arbre avait poussé. Ils s’assirent sur le mur. Ils étaient seuls au monde. Sous leurs jambes pendantes, c’était presque vertigineux.
L’été, ils montaient vers les Tours. Elles aussi avaient été un château. Il fallait serpenter à travers le bourg, la rue devenait sentier, et ils gravissaient la colline. Il faisait chaud. La vue plongeante qu’ils auraient là-haut était le prétexte qu’ils se donnaient pour justifier leur effort. Bien souvent, un baiser ponctuait l’ascension à la faveur d’une ombre, d’un feuillage.
Sur la terre, Léopold Milan avait élu une famille, car le garçon avait une grand-mère centenaire qui était devenue comme la sienne. Sur la terre, aussi, il avait accompagné le garçon pour rendre à la poussière le père redevenu poussière.
Sur la terre, Léopold Milan avait construit ses plus belles images en capturant des objets, des décors, des lueurs. Sur la terre, il avait aimé le garçon en pleine lumière.
La terre, c’était l’endroit où Léopold Milan aimait revenir. Comme un rite.
Antonin Crenn
Paris, 3 mai 2013