Vendredi 17 juin 2005

Aujourd’hui a été un grand jour.

Nous n’avons pas déjeuné ensemble, B* et moi. J’étais avec S* et Lisa, qui m’avaient attendu (je suis sorti à 12 h 15) et, lui, il était avec d’autres amis. Quand nous sommes sortis de la cantine, il était là. Il m’attendait. S* nous a laissés, Lisa est partie. B* m’a dit : « Tu n’avais pas quelque chose à me montrer, toi ? » Je lui ai répondu que non, que j’avais plutôt quelque chose à lui dire. Je lui ai dit que je voulais qu’on fasse un tour ensemble, que je lui parlerais en marchant. Et je lui ai dit ce que j’avais à lui dire. Sur le moment, c’était difficile de réaliser la portée de ce que je disais. Je sentais que j’étais en train de faire quelque chose de fou, mais confusément, pas distinctement. Le moment précis où j’ai dit « Je ne sais pas si c’est vraiment ça, être amoureux, mais je crois que oui » m’a bouleversé : lorsque j’ai prononcé le mot « amoureux », j’ai senti un pincement dans ma poitrine, et une sensation fugace dans tout mon corps. Je ne sais pas comment la décrire, c’était très troublant. J’ai réussi à lui parler normalement, en essayant d’être léger. Je l’ai fait sourire. Il a été adorable. J’ai essayé de le faire parler de lui, un petit peu. C’était comme irréel. Nous avons dû discuter dix ou quinze minutes. En fait, il m’a raccompagné jusqu’à la maison. Il a été formidable. On s’est séparés. Je lui ai serré la main (que j’aie droit au moins à ce contact physique !) Je me suis senti plus léger, un peu, mais pas encore vraiment. J’ai mis un peu de temps à réaliser. Puis, ça y est : j’étais sur mon petit nuage.

Cet après-midi, je lui ai envoyé un Riri le Clown pour raconter cela. Je lui ai dit aussi que, si je lui parlais de ça dans Riri, ça ne voulait pas dire que j’insisterais encore : juste ça, puis j’arrête. Je saurai être discret.

Mais, je l’avoue : j’ai été troublé. À aucun moment il m’a dit clairement qu’il n’aimait que les filles, et que je n’avais pas ma chance. Il aurait dû le dire, pour que je ne me fasse pas de nouveaux films ! Pire : il m’a dit que, avant, il avait connu des doutes, des inquiétudes (cela se voyait sur son visage) ; il avait été inquiet, un peu comme je l’avais été aussi… Mais il est resté vague : il n’a pas dit la nature de ces inquiétudes, et je n’ai pas osé le lui demander. J’ai senti que le peu qu’il me disait de lui, c’était déjà beaucoup. C’est terrible : il est si secret.

Ce soir, je l’aime toujours autant que ce matin, ou qu’hier soir. Peut-être même plus ? Il a été si adorable !

Il faut que je lui reparle. Qu’on discute plus longtemps. Je veux qu’il disperse mes espoirs. Même si ma raison me démontre que je n’ai aucune chance, il reste un fond d’espoir dans un coin de ma tête, que j’entretiens inconsciemment, même si je sais que c’est absurde.

À la bibliothèque, cet après-midi, j’ai emprunté Le portrait de Dorian Gray. Je le cherchais depuis longtemps. Il paraît que ce roman parle d’amour comme aucun autre. J’en ai déjà lu une version abrégée, en anglais, mais c’est nul de lire ça. Je connais donc déjà l’histoire, mais qu’importe ! Je veux le lire dans de bonnes conditions.

J’ai trouvé sur Internet le texte du Livre blanc de Cocteau. J’étais surpris que ce soit si bref. Je l’ai imprimé sous forme de livret. Je l’ai lu ce soir. C’est très fort, on sent comme ça a été écrit avec tout le cœur, toutes les émotions. Il livre tout : c’est superbe. Je me suis reconnu dans la description de son trouble, au début, quand il évoque ce garçon dans sa classe, lorsqu’il était lycéen : « La présence de Dargelos me rendait malade. Je l’évitais. Je le guettais. » C’est exactement moi. Et encore : « Mon sentiment était vague. Je ne parvenais pas à le préciser. Je n’en ressentais que gêne ou délices. La seule chose dont j’étais sûr, c’est qu’il ne ressemblait d’aucune sorte à celui de mes camarades. » Je suppose que cette contradiction « je l’évitais, je le guettais » est archiclassique et que tout le monde l’éprouve. Mais ça m’a frappé tout de même : dans ce journal, j’ai utilisé exactement ces deux mêmes mots, jugeant qu’ils étaient ceux qui décrivaient le mieux mon trouble. Il me semble que Dargelos est le nom du garçon qu’on voit dans Les enfants terribles, et qu’ils fréquentent aussi le lycée Condorcet.

S* m’a téléphoné pour savoir si j’étais « encore entier ». Elle s’inquiétait. Je lui ai dit que B* avait été formidable.

Au fait, j’oubliais : c’était la dernière épreuve du bac, ce matin. L’éco. Je pensais prendre la disserte, mais le sujet était rasoir au possible. Alors, j’ai opté pour la synthèse. En spé, j’ai pris Marx, mon préféré !

C’est bizarre de penser que tout est fini. Il va me falloir plusieurs jours pour réaliser. Je me sens désœuvré. Heureusement, je continuerai d’aller à la cantine la semaine prochaine. Je vais quitter le lycée en douceur…

Qu’est-ce qu’il était beau, B*, quand il me regardait parler, quand il me souriait, avec ce regard inimitable… Son sourire, surtout. Je ne saurais pas décrire l’expression que j’ai lue sur son visage quand j’ai prononcé les mots fatidiques. Il y avait, tout à la fois et dans des proportions différentes : de la surprise, de l’incrédulité, de l’amitié, de la compassion peut-être, beaucoup de bienveillance, de la compréhension, de l’intérêt, de la curiosité : des tas de choses mêlées qui faisaient de lui, à cet instant, la personne la plus attentionnée envers moi, envers moi qui souffrais d’un mal dont il était le responsable sans être coupable… C’était si beau, si bouleversant, si sincère, si intense… Du grand B*, quoi : tout en sobriété. Aucun mot trop chargé émotionnellement, aucune effusion. Tout dans ces ondes qui se diffusent autour de lui comme une aura, par son sourire et son regard. Ces ondes que je suis persuadé de savoir décrypter, mais je me trompe peut-être… Ces ondes que j’aimerais tant comprendre vraiment ! Il se passe tellement de choses dans cette tête, dans ces yeux.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no5 (intitulé B*, 8 juin – 1er août 2005), j’ai dix-sept ans.

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2 commentaires

  1. Ce 17 juin, un petit pas (peut-être pas si petit que ça… ) pour l’homme Antonin, un grand pas dans l’art d’écrire les émotions, les questionnements. Je suis vraiment accro…

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