Un élan que vous n’arrêterez pas

Je marche avec J.-E. en bord de Seine comme si c’était l’été. Le soleil nous dore la truffe. Pleine face. Et puis on remonte en ville. Quelque part sur un boulevard, un teckel conduit un Vélib. C’est ce qu’il croit, le petit chéri, ses oreilles écartées à droite ou à gauche pour signaler qu’il va tourner, cramponné de ses deux mains au panier avant, il ne voit pas son homme derrière lui piloter en secret. Laissons-le rêver. Là, on s’arrête dans une boutique snob qui propose tout de même, je l’avoue, quelques machins qu’on aime bien, une pince en bois parfaite pour la carte postale que je voudrais poser sur mon bureau, à la verticale, alors je mets la pince dans ma poche sans que J.-E. me voit, il serait trop gêné. Les six balles que je n’ai pas dépensés là, je les troque à la ressourcerie contre une chemise qui m’ira lorsque ce sera vraiment l’été : quelques semaines encore : ça tombe bien, c’est juste le délai dont Pierre aura besoin pour y broder quelque chose. J’aimerais lui demander ça. Mais d’abord, je monte chez moi avec J.-E. qui n’est pas entré dans ma chambre depuis des lustres. Et nous sommes côtes-à-côtes sur le lit — j’ai mis les côtes au pluriel pour dire que nous sommes étroitement blottis, toutes les côtes contre toutes les côtes, mais en vérité il y a le bras gauche de l’un et le bras droit de l’autre entre nos deux cages thoraciques. Et au bout de mes bras, mes doigts sur le clavier, l’ordinateur sur les genoux. On travaille. Je me souviens de Tragique Saint-Éric, écrite et dessinée à quatre mains, dans les toutes premières années de nous, il y a dix-sept ans je dirais. Refaire un livre ensemble. Mais cette fois tout est différent, je suis seulement le maquettiste et je donne seulement mon idée pour la couverture. J.-E. est excité comme une puce de faire imprimer son texte, et pour moi c’est quelque chose de différent qui se joue, aussi. Différent des autres livres ou plaquettes que je fais seul (mon journal) ou avec Pou (les Histoires pédées) ou pour mes ateliers (les recueils de textes d’élèves). Différent parce que c’est différent à chaque fois. Mais là, encore un peu plus différent, parce que c’est lui.

J’étais quasi dans la même position avec Baptiste, au même endroit, deux jours plus tôt. Il voulait voir comment ça se passe, cette étape du texte qui devient un livre, cette étape pas du tout magique et même pas émouvante, seulement technique, et intéressante pour cette seule raison : les questions qu’on se pose (faut-il couper les strophes du texte de Maël, parce que c’est un récit continu, ou faire un saut de page, parce que ce sont des vers ?), les réponses qui se trouvent toutes seules (la photo qu’il ajoute à la fin de son texte à lui pour combler la page blanche). C’est ma partie, et on partage. Lui, il s’y connaît en d’autres trucs : il bricole le site, il fait les portraits. Il est doué pour ça. J’utilise partout celui qu’il a fait de moi en mars 2023 chez Henri à la Cité des Arts. Pas trouvé mieux pour me représenter « en tant qu’auteur ». Genre de portrait officiel qui peut durer quelques années, encore, jusqu’à ce qu’on m’accuse d’avoir l’air trop jeune. Il l’avait fait en argentique. J’ai eu ma période, moi aussi. Mais dix ans que je n’ai pas touché au lourd Praktica qui s’empoussière sur mon armoire, aboli bibelot de ces années où je me piquais de technique, un peu, en dilettante (il fallait décider pour chaque photo plusieurs critères chiffrés en tournant des bagues, ça m’obligeait à prendre mon temps, à poser mon regard). J’ai racheté un film noir et blanc pour photographier Pierre dans son costume de scène, c’est-à-dire celui de tous les jours, sa dégaine sortie d’une époque fictive où l’on se méfie des iPhones qui volent votre âme et la partagent sur les réseaux du diable. Mercredi, alors que nous pique-niquions sur le canal (je revenais d’une matinée aux Archives départementales à Bobigny où j’épluchais des papiers gris ou jaunes, cassants ou froissés, car moi aussi j’aime les vieilles choses qui vieillissent doucement), nous sentions sur nos peaux un de ces premiers soleils qui ravit, alors j’ai sorti de mon sac le petit Beiermatic serré dans son étui de cuir, et il a dit : « C’est un appareil photo ? On se prend en photo ? » Je sais comment lui plaire. Mais dans ce boîtier-là j’avais mis une pellicule douteuse, périmée depuis trop longtemps peut-être, achetée quand Pierre n’avait même pas le bac, alors je ne garantis rien. C’était un jeu pour l’instant présent, et tant pis pour la postérité.

Mais j’étais avec Baptiste, disais-je, pour préparer les quatre premiers livres de notre collection : « Pédale, pédale ! » C’est un verbe à l’impératif lancé deux fois, comme deux coups de pédale qui entraînent le troisième, et un élan que vous n’arrêterez pas, un mouvement perpétuel, je vous avertis. C’est une injonction à avancer dans le bon sens, c’est-à-dire vers la joie. Le nom est de lui. Je rends à Baptiste ce qui est à Baptiste, et les « Histoires pédées » à Guillaume qui est le génial inventeur de ce nom génial, tout simple et parfait. En juin dernier, Baptiste m’a demandé : « Vous êtes sûrs que vous ne relancerez pas les Histoires pédées ? » J’ai été formel, car Guillaume l’était et je l’approuvais. Ainsi, la collection que nous lançons Baptiste et moi n’est pas une suite, une résurrection, une zombification des Histoires pédées. Ce n’est pas une copie, un avatar ou une contrefaçon. Ce serait plutôt : une nouveauté dans la continuité, une idée neuve qui a conscience de son héritage, un enfant prodigue mais pas ingrat. Je n’aurais pas su relooker les couvertures. Baptiste a proposé que Manon les illustre. Ses dessins sont pop et bizarres. J’aime. Vous verrez ça bientôt. Ce sont trois heures douces qui s’écoulent dans ma chambre, à corriger des textes, traquer les coquillettes, ajuster les césures. Si c’est ça travailler, alors décidément j’aime le travail. Et le travail c’est aussi, plus tôt dans la même journée, à la médiathèque de Villetaneuse, observer les portraits de rue faits en 1998, en noir et blanc, et en argentique donc, issus des archives de Sophie. Les observer et les décrire ensemble, en compagnie des quatre femmes de l’atelier de conversation. Nous nous débrouillons avec les outils du bord : des pans plus ou moins étendus de ma langue que certaines parlent assez bien, que d’autres décodent à peine, alors que moi je ne connais rien de leurs langues à elles, mais c’est de la mienne qu’il s’agit ici, car c’est celle-ci qu’il faut apprivoiser pour se ménager une place meilleure dans une société francophone et souvent hostile. On aboutit à des textes fragiles et malins, écrits à la main ou à la voix (alors j’écris sous la dictée). En comparaison du travail que je fais ce soir avec Baptiste, on pourrait dire : « C’est un autre monde. » Mais non, c’est le même monde puisque je suis présent dans l’un et dans l’autre, et que je ne suis qu’un et unique. Le monde est vaste et divers, explorons-le. Dans les limites d’un même espace, déjà, c’est fou comme les références culturelles se superposent sans se mélanger : deux jours plus tôt au même endroit, c’est-à-dire à la médiathèque de Villetaneuse, pour la lecture dessinée avec Marguerite, je n’ai reconnu dans l’auditorium aucun participant à aucun des ateliers menés pendant ma résidence. La salle était pourtant bien garnie, le public attentif, essentiellement constitué d’étudiants. Après que tout le monde s’est dispersé, j’ai pris le soleil (déjà le soleil) avec Marguerite. À un moment, elle m’a demandé comment j’envisageais le fait de partager, ou non, des contenus militants sur mes réseaux sociaux. Je ne le fais pas, c’est vrai. Je n’appelle pas à manifester, je ne diffuse pas de tracts, je ne fais pas circuler l’information brûlante. Je n’ai pas l’air, au premier abord, d’un artiste engagé. Je me casse pourtant la tête chaque jour pour affiner mes opinions sur tout, et faire coïncider du mieux possible mon mode de vie et mes convictions. Alors, quoi, ça ne se voit pas ? et je prends le risque de passer pour un mou, un non-concerné ou un centriste, c’est-à-dire un planqué de droite. Je réponds à Marguerite : « Toi et moi, si nous ne sommes pas à l’aise avec le slogan, nous avons la possibilité du temps long, d’un texte plus étoffé, d’une série de dessins, d’un livre, pour développer des récits où nos opinions s’affirment, sans ressembler à des tracts qui décourageraient les personnes qui ont peur de la radicalité, quand bien même nous estimons être radicaux, nous. » Et je lui parle des Histoires pédées qui ont été lues par des mecs qui avaient seulement envie d’une histoire courte où l’on baise, vendue pas cher sous une illustration rigolote, et qui se sont retrouvés sans le savoir avec un manifeste woke entre les mains — ces lecteurs-là, auraient-ils acheté le manuel Le consentement c’est bandant certifié 100 % déconstruit ? Pas sûr. Nos messages infusent dans les cerveaux (et d’autres organes du plaisir moins sapiosexuels) de manière subliminale. On a un besoin vital de militants vénères qui crient plus fort que les méchants, dénoncent les violences et se battent pour tous les autres, mais je crois aussi au soft power. Il faut jouer sur les deux tableaux : action directe + éducation au long cours. Je suis convaincu que le lent travail de construction-déconstruction des pensées par nos créations artistiques n’est pas vain. Mieux : il peut être redoutable. Alors qu’il ne coûte presque rien à la société (une bourse, une subvention saupoudrée par-ci par-là) et qu’il donne du plaisir à beaucoup d’entre nous — autrement dit, qu’il s’agit d’un moyen bon marché d’acheter la paix sociale —, on voit que nos ennemis réactionnaires attaquent l’art et, plus largement, le travail culturel. Les institutions nous mettent des bâtons dans les roues, voire : nous coupent carrément les vivres. Ils détruisent l’arme qui les menace. Preuve que nous sommes une arme.

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