Il dit qu’il ne sait pas pourquoi c’est ainsi, mais il s’en accommode parfaitement. Tout le monde lui tourne autour et chacun a une bonne raison de le faire. Pour certains, c’est l’éclair métallique qui scintille au coin de son œil, lorsqu’il lève son visage grave et qu’il déploie la courbe de son grand corps. Pour d’autres, c’est la désinvolture du geste de ses doigts, qui laisse glisser le mégot de cigarette sur le quai de la gare et qui se teinte, comme par malice, de grâce. Pour moi, c’est un peu les deux à la fois, et aussi la puissance du petit muscle de sa mandibule qui affleure tendrement sous la peau quand il serre les dents, dans les courants d’air froid de janvier.
Il me dit qu’il ne se rend pas compte de ce qui se passe, et je me garde bien de le lui expliquer. Il n’a pas besoin de savoir ce qu’il y a dans la tête des gens qui tournent autour de lui. Un tel est captivé par son aura, comme un insecte pris au piège d’une lampe à incandescence, et vole en rondes concentriques jusqu’à s’étourdir : que peut-il y faire ? Un autre au contraire, fasciné par son charme singulier, le circonscrit dans sa lentille comme l’entomologiste examinant une bête rare : qu’est-ce que cela lui fait ?
De tous les rôdeurs, je suis le plus proche. Je suis le premier cercle, je suis presque contre lui — je sens parfois sa chaleur, j’entends son souffle. Les autres s’affairent alentour. Ceux qui viennent juste après moi circulent drôlement près, ils me frôlent quasiment. Ils tournent en décrivant chacun une orbite qui lui est propre, selon son style et ses désirs. De la plus intime à la plus distante. Des paraboles hautaines qui le survolent de loin, jusqu’aux cercles suppliants qui rampent à ses pieds : ils ceignent toujours, en leur milieu, la gravité de ses grands yeux gris. Ils ne nous adressent pas même un battement de cil. Le beau visage est pourtant caressé de tant de regards, frappé par tant de pensées… On ne sait pas s’il nous voit, mais il nous sent. Il éprouve le mouvement de l’espace autour de son corps, nos cercles qui l’enserrent, qui le contiennent et qui le portent. Il a besoin de nous. Je lui dis qu’il est une planète, et que nous sommes ses satellites. Et que si nous n’étions pas là pour lui tourner autour, il perdrait l’équilibre. Il quitterait sa trajectoire, il vacillerait sur son axe.
Mais les désaxés, ce sont les autres. Les premiers à perdre les pédales, rongés par le dépit, ils se lassent de la vaine parade. Ils forment des cercles de plus en plus lâches et s’éloignent sans demander leur reste. Les plus fiers ne tardent pas à espacer leur orbite et à mettre les bouts. Je les sens partir un à un et je m’inquiète, je crains pour la balance précaire de la gravitation. Je crois que les lois de la physique sont fragiles. Je suis soucieux pour lui, je scrute son visage tandis que ses satellites quittent la partie. Son regard, d’ordinaire si grave, s’éclaircit soudainement : une légèreté nouvelle s’insinue sous sa peau, par capillarité, à mesure que la gravité l’abandonne.
Je suis sur l’ellipse la plus étroite, je touche presque son corps. Je vois de très près ses lèvres qui s’allongent, sa bouche qui se fend. Un large sourire s’étale sur son visage. Une joie innocente, libre, une sorte d’apesanteur. C’est étonnant, mais c’est beau. Alors je me prends au jeu d’être heureux, moi aussi, et je me dis que nous formons un bon duo. Un tandem. Que nous n’avons pas besoin des millions de parasites qui font le tour de Saturne, qu’on est juste nous deux, la terre et la lune. La planète bleue et son acolyte préféré. Autour de nous, les satellites se font rares. Les papillons de nuit tombent d’épuisement, et les derniers courtisans jettent l’éponge. L’horizon immense se dégage, j’ai une vue sublime sur l’espace.
Son sourire tapageur ne le quitte plus. Il rayonne. L’apesanteur s’est emparée de chaque cellule de son corps, la gravité n’est qu’un lointain souvenir. Il s’élève peu à peu dans les airs. Il lévite au-dessus de moi et le plaisir l’illumine. Je le vois distinctement mais je n’entends plus son souffle à mon oreille, je ne perçois plus la chaleur de sa peau. Il me manque quelque chose, il est trop loin de moi. L’attraction se dissout, le cercle se délite. Je m’échappe à mon tour. Hors de mon orbite, je l’observe encore du coin de l’œil : il n’a besoin de personne.
Il paraît qu’en réalité, l’étoile du berger est une planète. Lui, à l’inverse, je comprends qu’il n’est pas une planète mais une étoile. Je me suis trompé sur son compte, je ne suis pas très doué en physique. J’ai pris le large et ses rayons m’atteignent encore : je capte, depuis les confins de ma nuit, la lumière fabuleuse de son sourire. Il est seul et plus beau que jamais, il brille de mille feux au centre de son univers. Tel une supernova, il donne enfin le meilleur de lui-même. Puis il explose, et c’est fini.

Antonin Crenn
Paris, décembre 2015