Pourquoi pas Léon

Il y a les canards habituels : les petits gris avec une tête verte. On les connaît par cœur, ils n’épatent plus personne mais je les aime bien, je suis content de les voir. Quand j’arrive au lac, j’ai chaud parce que j’ai couru comme un fou, à toute allure, je fonce aussi vite que je peux. J’ai hâte d’arriver, le sang tape dans mes tempes et me serre le front, je suis un peu essoufflé. Je m’arrête deux secondes au bord de l’eau pour me refléter dedans. J’ai une bonne tête quand je viens ici. La petite gueule que je vois osciller à la surface du lac a meilleure allure que celle qui se plante le matin dans mon miroir. Et donc, c’est là, batifolant sur l’onde pure, que je tombe sur les canards. Les petits, les normaux, ceux qui sont gris et vert. Et ça me fait toujours plaisir.

Quand j’ai un truc qui me compresse les côtes, qui me tord l’intérieur, qui donne des coups entre mes boyaux et les autres choses que j’ai dans la poitrine, je pars en courant. Je ne veux pas que ça dure. Alors, avec mes grandes jambes, je fais des pas immenses, des bonds de géant jusqu’au bois de Vincennes. Je foule l’herbe menue et aussitôt je me sens mieux. J’arrive au lac, ça se débloque dans mes poumons, la plomberie repart, je respire. Un petit pont charmant comme tout enjambe les nénuphars, on dirait qu’il fait attention de ne pas les abîmer : je ne peux pas m’empêcher de sourire, parce que c’est trop beau. Il mène sur l’île qui s’appelle l’île de Reuilly. Le bois de Vincennes c’est déjà vachement bien, mais l’île de Reuilly c’est encore un cran au-dessus : là, il n’y a qu’un grand horizon qui s’ouvre dans mon cervelet, de l’air dans mes oreilles et de la joie à couper en petits morceaux pour la partager avec les canards. Sur mon îlot (un genre de paradis), il y a des canards pas possibles. Ils ne sont pas comme les autres dont j’ai parlé au début, ceux qu’on voit partout. Ces canards-là sont gros et bleus avec des yeux de biche, ils ont un plumeau sur le crâne qui s’agite au vent comme le pistil d’une fleur au passage de l’abeille, et de grandes plumes poilues avec des yeux au bout. Ils m’appellent Léon. Je les laisse dire, ça leur fait plaisir. Sur mon récif j’oublie tout, je ne m’appelle pas Léon, je ne m’appelle plus du tout. Je suis heureux.

Je baguenaude sur la pelouse. Elle n’est pas tondue souvent et c’est tant mieux : des graminées hautes comme moi me chatouillent le menton. Je n’éternue pas, parce que j’ai tout oublié. Je ne sais même plus que je suis allergique à ces conneries de plantes et que, d’habitude, elles me rendent malade. Sur le continent, à la porte de Charenton par exemple, une seule graminée me regarde et tout fout le camp. Je pleure, je coule, je me gratte, c’est l’enfer. Mais ces choses dégoûtantes n’arrivent pas sur l’île de Reuilly : là, tout n’est qu’ordre et beauté. Les énormes canards roucoulent et font un paravent avec les plumes de leur derrière. Ils m’appellent Léon. Pourquoi pas Léon : ce n’est pas plus absurde qu’Alfred ou Isidore. Je m’en fous, je suis heureux.

En ville, parfois, une sorte de grand vide m’encercle à petits pas. Il s’approche très lentement, sans crier gare, puis il m’enveloppe. C’est un vide dense, épais, un peu visqueux. C’est à cause de lui que je dois courir très vite pour m’en sortir, je veux être certain qu’il ne me rattrape pas. Une fois réfugié sur l’île, je suis sauvé. Le temps suspend son vol.

Un jour je me suis dit : je suis heureux — c’était un jour très précis, je m’en souviens parfaitement. Je prenais l’air. J’étais étalé dans l’herbe, les bras en croix, je ne faisais rien du tout. C’était comme si j’étais mort, mais en mieux, parce que j’avais les yeux ouverts. Je regardais le ciel, c’était joli. D’un coup, il est devenu tout noir : des nuages colossaux sont apparus, sortis de nulle part, c’était fou. Ils ont grondé puis ils ont lancé des éclairs longs comme mon bras. Il s’est mis à pleuvoir, des seaux d’eau glacée se déversaient sur moi, elle s’engouffrait dans mon col. Ma chemise était une éponge gorgée de flotte, elle pesait dix kilos sur mes petites épaules. J’ai flippé, j’ai cavalé comme un idiot. Il y avait un kiosque à la pointe de l’île, je me suis niché dedans. J’ai observé la tempête sur le lac, des vagues monumentales, je n’avais jamais vu ça. Au loin, le rocher du zoo de Vincennes était une masse crépusculaire, une silhouette noire sur un ciel noir. Le monde n’existait plus, j’en étais le seul rescapé. Je n’ai pas eu peur, je n’ai pas été triste. Je me suis dit que le monde ne me manquerait pas tellement, et que j’étais très bien là où j’étais. C’est alors que je me suis dit : je suis heureux. Il m’a fallu quatre jours pour faire sécher mes fringues, mais j’étais heureux.

 

L’île de Reuilly est plantée de tout un tas d’arbres, d’essences variées. Il y a des saules qui trempent vaguement le bout de leurs doigts dans le lac en disant : elle est bonne, je t’assure, tu peux venir — mais on sait qu’ils bluffent et qu’elle est frisquette, juste bonne pour les canards. Il y a des érables sycomores : ceux-là, on ne sait pas forcément comment ils s’appellent, mais on les connaît pourtant bien, parce qu’on les voit sur tous les boulevards. Il y a aussi des arbustes au nom imprononçable qui produisent des petites baies rouges qu’il ne faut surtout pas manger. J’ai vu des canards en becqueter et ils n’ont pas été malades, mais sur nous c’est redoutable, architoxique. Les canards peuvent faire des trucs qui sont impossibles pour les hommes.

Je viens souvent sur l’île. Je traverse le lac Daumesnil par le petit pont de bois, et hop : le bonheur est là. C’est facile. Après, je retourne à la vie réelle, celle qui n’est pas marrante tous les jours. Les canards bizarres, ceux qui battent des cils pour me dire adieu, m’appellent depuis la rive. Ils s’époumonent : Léon, Léon. Ça me fend le cœur. Alors, aussitôt parti, je ne pense qu’à une chose : revenir.

Aujourd’hui, je m’attarde. Je suis sur mon île depuis un bon bout de temps. On pourrait dire que c’est un long séjour. Je nage dans le bonheur tandis que les volatiles à col vert nagent dans les eaux bleues du lac. Chacun dans son élément : on vit côte-à-côte en harmonie. Je me sens si bien que je ne veux pas partir. D’ailleurs c’est décidé : je sais que je n’emprunterai plus la passerelle de bois.
Je vois passer un canard d’un nouveau genre. Il est encore plus balèze que les autres, et il est blanc. Il est suivi par un deuxième. Et un troisième ! et encore, et encore. C’est toute une meute. Le premier déploie ses ailes : je suis impressionné par son envergure. Franchement, pour un canard c’est un beau canard. Et je m’y connais. Il s’envole. Comme il est gracieux ! C’est un ange. Un ange au bec jaune et aux grosses pattes palmées, c’est magique, je suis sous le charme. Le deuxième spécimen de la bande décolle à son tour, ils prennent leur envol les uns après les autres. L’escadrille me quitte. Alors je n’hésite plus, j’agis. J’empoigne le dernier par les pattes et je m’envole avec eux.

Antonin Crenn
Paris, janvier 2016