C’était impossible de le dire avec simplicité, vous ne vous rendez pas compte. Et comme le dire simplement c’était insurmontable, il était traversé, très fugitivement, par la tentation de le dire de manière compliquée, mais c’était tellement fugitif, c’était tellement rapide et tellement vif, qu’en réalité cette tentation ne le traversait pas (car traverser, c’était trop doux), elle le transperçait comme une petite aiguille véloce qui entrait par un côté de son esprit et ressortait par l’autre ; et son esprit était si confus et noueux qu’il formait une masse compacte et lourde qui ne se laissait pas faire, et alors, quand l’aiguille s’y plantait, l’impact était si douloureux que ça faisait penser un peu (mais en plus acide et en plus acerbe, en plus acéré comme la pointe de l’épine) à la sensation d’une piqûre de guêpe directement dans la matière dure de la cervelle, là où c’était dense et remuant, dans les morceaux intranquilles, dans ceux qui bougeaient tout le temps à cause des idées qui ne s’arrêtaient pas. Alors la tentation de la réponse compliquée arrivait et repartait comme ça, très vite et très douloureusement, et on l’éloignait aussitôt de soi. Pépin la rejeta avec force ; il bannit la manière compliquée comme il avait banni la manière simple, et il s’interdit toutes les manières quelles qu’elles fussent, comme ça c’était clair. Il ne dit rien, il ne répondit pas.
Parce que cette chose-là, on ne la livrait pas au monde, on ne la jetait pas en pâture. On ne pouvait pas la dire au premier assaillant qui vous la demandait, la gueule enfarinée. Cette désinvolture avec laquelle la question était posée : ça le tuait, Pépin, rien que d’y penser. La question restait devant lui comme un mur, et lui, Pépin, que devait-il faire ? Grimper sur le mur ? Taper dedans pour le faire tomber, taper dans la muraille de véritables pierres granitiques et jurassiques, de pierres indestructibles, taper dedans avec la partie la plus dure de son petit corps d’enfant, pour en détacher des petits bouts dérisoires, pour l’effriter, la réduire en poussière ? Et son petit crâne contre le mur, sa petite tête de bélier qui se fendrait en deux dès le troisième coup, et l’air qui s’engouffrerait aussitôt dans la brèche béante, et le monde (le monde extérieur, le monde vil, pas le monde de Pépin qui n’était que douceur et réconfort), le monde qui se faufilerait là où l’air était passé et qui, à l’intérieur de Pépin, gonflerait d’un coup pour le faire éclater. Est-ce que c’était ça qu’il devait faire, Pépin, avec le mur ? avec la question qui se dressait comme un mur ?
Ils lui demandaient ça, à Pépin, et on ne savait même pas pourquoi, si c’était parce qu’ils étaient crétins ou bien très méchants, et leur évidence qui était comme une arrogance, leur facilité à en parler devant tout le monde, c’était une chose molle et froide qui glissait dans les couches de l’atmosphère et qui coulait dans le col de Pépin comme un glaçon, mais un glaçon mou pour bien s’infiltrer partout, et quand ça s’était bien répandu ça se figeait d’un seul coup. C’était gelé et on était pétrifié, la tête de Pépin ne tenait plus sur rien parce qu’elle glissait, c’était un glaçon qu’il prenait dans ses mains et qui lui échappait tout le temps, il essayait de le ressaisir mais à chaque fois le glaçon lui passait entre les doigts, il tournait dans tous les sens et c’était insupportable parce qu’on savait pertinemment, mais avec angoisse, qu’il ne s’immobiliserait qu’une fois qu’il serait tombé à terre, brisé en petits éclats coupants, ou qu’il continuerait de glisser dans les mains jusqu’à fondre et rapetisser et disparaître tout à fait. Alors c’était un peu facile de leur part, de lui demander ça, à Pépin. Ils ne se rendaient pas compte.
Pépin ne répondait pas, il serrait fort ses petites dents jusqu’à les user, parce que le truc qu’on lui demandait c’était justement le truc qu’il ne pouvait pas dire. S’il le disait, le monde s’en emparerait aussitôt et profiterait de la situation ; si Pépin laissait sa voix s’échapper, s’il formulait la réponse qu’ils réclamaient à grands cris, c’était foutu pour lui, on le confisquerait comme un animal domestique, on collerait un écriteau sur sa petite tête et on le secouerait vigoureusement comme un arbre fruitier, sans répit, parce qu’on saurait comment le nommer et qu’il ne saurait plus comment ne pas répondre. Le mur dressé devant Pépin disparaîtrait en fumée, et ce serait une fumée chaude et enveloppante, étouffante, il tousserait fort et son petit cœur serait secoué de cahots quand il tousserait, cette agitation de son corps le fatiguerait tant qu’il ne saurait plus où donner de la tête, et il ne pourrait plus la reposer contre le mur, sa tête, quand il voudrait se blottir, épuisé, au creux de ses fortifications. On lui volerait son temps, son âme, son corps ; s’il répondait à la question, il serait aspiré dans la spirale gluante du monde, il serait enfoui profondément dans les recoins du monde et mâché par lui jusqu’à la digestion, jusqu’à l’assimilation, et alors il ferait complètement partie du monde, le monde et lui seraient mélangés pour former une pâte tiède et collante, il serait dans le monde et il serait comme tout le monde. Il n’existerait plus. C’était pourtant le contraire qu’ils lui promettaient, à Pépin, c’était d’exister ; et à nouveau, c’était la même question qui montait comme une rumeur du monde, l’incessante, l’éternelle : Comment tu t’appelles ?
Et puis un jour, Pépin céda. Il desserra les dents et il dit : Je m’appelle Pépin. Le monde s’ouvrit en deux et engloutit Pépin.

Antonin Crenn
Paris, 24 juillet 2015