Des bateaux, encore

Des silhouettes de bois que la mer caresse deux fois par jour : on pourrait y passer la main pour sentir comme elles sont lisses. C’est une tendre routine. Parfois, l’étreinte de la mer se fait fougueuse ; une arête se brise et c’est une saillie terrible qui se dresse dans un éclat tranchant. On s’y écorcherait la main. Alors le temps se remet à l’ouvrage et vient à bout des angles acérés. La marée panse les blessures des bateaux, encore.

Ils gisent sur le flanc. Les lames de bois gonflées s’espacent et se délitent, les côtes se tiennent les unes aux autres puis ne se tiennent plus du tout. Les corps s’ouvrent. Les entrailles mises à nu ne sont plus qu’un grand noir, une grotte. Et la mer indifférente, l’eau salée qui s’engouffre dans les panses béantes : les bois s’extirpent de la vase et se soulèvent, tirant leur carcasse vers la surface. Ils flottent. Malgré les trous, malgré les vides, ce sont des bateaux, encore.

Des épis de bois émergent des squelettes enlisés, plantés dans la quille disparue sous le sable, dressés ; ils dessinent une cage ouverte aux vents et à la pluie. Ces structures inutiles reposent en paix ; ce sont les arêtes de poissons immenses abandonnées par les goélands. Là, une tige métallique s’érige, dérisoire, d’un renflement qui doit sonner creux : c’était un moteur. À côté, c’est une barque fendue qui attend la mer ; derrière, ce qui est resté d’un vaisseau brandit son mât de détresse. Et après les bateaux, des bateaux. Encore.

On vient leur rendre visite. Chaque fois, on a vieilli. On croit les connaître et n’être plus surpris, mais on est là sur la jetée et on est encore ravi par un bris audacieux, on s’inquiète d’une échappée trop rapide. Ils se dispersent un peu plus et se mêlent à la mer ; leurs frémissements sont des sursauts, une survie ; on se demande si ça finira un jour. Alors, l’année d’après, on revient voir la danse des bateaux, encore.

Des bateaux, encore

Antonin Crenn
Noirmoutier–Paris, été 2015