Acqua alta

En fait, c’était un peu ennuyeux. Alexandre dérivait depuis assez longtemps sans qu’il ne se passe vraiment rien, et il faisait une chaleur à crever. Ce qui lui servait de radeau, c’était tout simplement un sommier à lattes : un grand cadre de bois de presque deux mètres de long sur un et demi de large — trois mètres carrés, en somme. Il avait retiré deux lattes en plein milieu pour y laisser passer ses pieds : il pouvait ainsi garder les mollets au frais, dans l’eau, sans risquer de déséquilibrer son embarcation.

Au début, les gens lui faisaient des signes. Ils étaient assis sur des branches d’arbres, ou accrochés à des débris qui n’allaient pas tenir le coup très longtemps. Alexandre comprenait bien leur désarroi, on ne pouvait pas leur en vouloir, mais il n’avait pas très envie d’accueillir quelqu’un à son bord. D’abord, parce qu’il avait toujours été habitué à préserver son espace personnel, une sorte de bulle d’intimité qui ne souffrait pas la promiscuité. Il imaginait mal partager son petit espace avec un étranger. Ensuite, et c’était un argument plus objectif, il craignait que son frêle radeau ne supportât pas le poids de deux individus. Il était tout à fait inutile d’être deux à se précipiter à l’eau, quand on pouvait rester vivant soi-même et ne laisser se noyer qu’un seul autre. Et, dans l’alternative où ce ne serait pas lui, mais l’autre qui resterait, il ne voyait personne de sa connaissance qui valût la peine qu’on lui cédât sa place.

C’était assez ennuyeux comme situation, cette dérive sur les eaux, mais la vie dans ce patelin l’avait toujours été. Les gens ne parlaient pas beaucoup à Alexandre, qui d’ailleurs n’y tenait pas tellement non plus. Le bourg était agréable, l’été : il était sillonné par un modeste canal qui donnait, on ne pouvait pas le nier, un charme certain aux maisons environnantes. Certains péquenots disaient, sans qu’on sût si c’était avec fierté ou avec ironie, que leur décor avait un air de Venise. Puis il y eut l’orage, le torrent avait grossi et l’eau était montée. Ils avaient été servis, les Vénitiens de carte postale ! Ils étaient tous au fond, désormais, à nourrir les poissons.

Alexandre, quand il s’ennuyait, ne craignait rien de plus que de s’ennuyer davantage. Laisser monter sur son radeau le premier naufragé qui l’en suppliait, pour un peu qu’il acceptât le risque de chavirer, lui faisait courir le risque encore plus grave de vivre au côté d’un personnage inconnu, potentiellement rébarbatif, dont les efforts de conversation pourraient être mille fois plus ennuyeux que l’oisiveté qu’il subissait jusqu’alors. Ces suppliques qu’on lui adressait au gré de sa dérive manquaient de fantaisie, d’originalité, d’audace ou de poésie ; elles manquaient de ce petit quelque-chose qui aurait pu attiser le désir d’Alexandre et lui suggérer que la cohabitation pourrait être plus excitante que la solitude. À la banalité des requêtes qu’on lui adressait, il opposait donc un refus poli. Par chance, le temps passant, les rues se clairsemaient et les sollicitations devenaient plus rares.

Un matin, une ombre passa sur le visage d’Alexandre alors qu’il dormait ; il était tôt mais le soleil était déjà cuisant, et ce petit bout de fraîcheur suffit à l’éveiller. À un mètre à peine au-dessus de lui, les jambes ballantes, un garçon était assis à une fenêtre.

— Je n’ai pas besoin de toi, disait le garçon. J’ai ce qu’il me faut, là-haut : à manger, à boire. Je ne m’ennuie pas. Je sais que tu veux me prendre sur ton bateau, mais je ne suis pas sûr de te dire oui.

C’était une apostrophe un peu abrupte. Agaçante, pensa Alexandre. Prétentieuse, même. Le garçon se tenait dans l’encadrement de la fenêtre. Ses mains en saisissaient le rebord de chaque côté de ses cuisses ; ses bras étaient tendus et les manches courtes de son vêtement laissaient apparaître la tension des muscles, comme si le poids du corps reposait entièrement sur eux.

Le dessin de cette ligne était le pendant physique de l’insolence verbale du garçon : son corps fin, souple, n’était pas de ceux qui s’exhibaient ; c’était un corps qui devait être dévoilé à la faveur d’une occasion, d’un malentendu. Et forcément, la position d’infériorité d’Alexandre, en bas sur le radeau, lui faisait voir une petite portion de peau, un peu plus haut dans la manche, qu’il n’aurait pas dû voir si facilement. Il détesta le garçon aussitôt, pour son audace.

Le garçon n’était pas trop bavard. Mais parfois, au débotté, il avait le chic pour sortir les mots qui irritaient Alexandre ; c’était excitant. Le plus clair de son temps, il le passait à dormir, étendu sur le radeau. Alexandre dormait beaucoup aussi, mais pas tant que lui. Il restait souvent assis les pieds dans l’eau.

Le garçon était blond, sans être fade pour autant. Sa peau supportait assez bien la violence crue du soleil qui irradiait la surface de l’eau. Elle s’était hâlée sans précipitation, se colorant doucement sur les parties les plus exposées du visage, à mesure qu’apparaissaient quelques taches plus foncées sur les pommettes et sur le nez — peut-être aussi dans la nuque, mais Alexandre n’osait pas y penser. Sous la clarté dévorante du début d’après-midi, on distinguait nettement des cheveux roux sur les tempes, assez nombreux, et d’autres qui se dispersaient partout ailleurs, qui rabattaient l’éclat trop vif des mèches un peu trop blondes. Sa barbe était rare, mais dure et volontaire ; et suffisante pour qu’on y perçût la tentation de la rousseur. Là où elle naissait, sur l’arête ciselée de la mâchoire, elle en soulignait l’audace de la courbe. Alexandre évitait de regarder trop cette ligne, de peur d’en être fasciné.

Ce n’était plus ennuyeux de dériver dans les faubourgs et les hameaux, c’était au contraire une attention de chaque instant. Alexandre se tenait sur le qui-vive, dans la crainte d’un geste du garçon : un mouvement lent de l’épaule qui, en faisant bâiller l’encolure du vêtement, dévoilait l’amorce des clavicules ; ou un sursaut dans son sommeil qui révélait, par mégarde, l’action d’un muscle insoupçonné.

Le soleil faiblit. La chaleur perdit un peu de son intensité. On appréciait toujours l’ombre des arbres quand elle se présentait sur le chemin, mais on goûtait de moins en moins l’influence froide de l’eau sur laquelle on glissait.

Un soir, le radeau approcha d’une de ces bastides qui ponctuait les collines du pays. Un courant léger l’entraîna dans la cour béante de l’édifice ; il alla se loger dans l’encoignure de la muraille.

— Là-dessous, fit le garçon, il y a un jardin à la française. Il doit être tout gorgé de flotte. Et dedans, derrière cette fenêtre, c’est le logis du châtelain de je ne sais plus quel siècle, avec les tableaux, les meubles et tout. Je l’ai visité quand j’étais gosse.

Il se hissa par les bras jusqu’à la corniche, et le spectacle de son corps suspendu, le vêtement flottant s’écartant de sa peau sous l’effort de la traction, ménagea des points de vue inédits pour Alexandre resté en bas. Il se faufila par une fenêtre et reparut quelques minutes plus tard avec une tapisserie sous le bras, qu’il jeta sur le radeau.

— On appelle ça une verdure, dit-il à Alexandre. Ils les mettaient au mur, à l’époque. Ça nous fera un tapis pour qu’on sente pas trop l’eau froide en-dessous.

Et, la nuit, dans le spectacle scandaleux du garçon qui s’était endormi sur une tenture du Grand siècle comme s’il s’était agi d’une couverture de campeur, la véritable insolence n’était pas dans le choix de la couverture ; c’était l’indécente exhibition de son corps abandonné au sommeil, ivre de satisfaction, animé par un souffle profond qui soulevait sa poitrine avec la fierté tapageuse des héros.

Alexandre l’observa longtemps dans la lumière bleue de la nuit. Au petit matin, quand la clarté franche du soleil frappa le visage du garçon, Alexandre ressentit un fourmillement dans les membres qui lui commanda de quitter la contemplation ; celle-ci était devenue insoutenable et il devait agir.

Un instant, il fut tenté de goûter, avec la pointe de sa langue, les lèvres du garçon. Il approcha plutôt sa main, lentement, avec l’idée de déposer une caresse sur la ligne de son cou, du bout des doigts, pour y sentir palpiter la vie et, pourquoi pas, y susciter un frisson. Mais au lieu de cela, il posa sa main, très fermement, sur l’épaule ; et il poussa d’un coup sec. Le garçon coula à pic.

C’était un peu ennuyeux, à nouveau, de dériver dans la campagne. Il n’y avait pas grand chose à faire. Alexandre restait le plus souvent assis sur la tapisserie, à regarder passer les oiseaux. Ce n’était pas terrible. Le garçon n’avait pas été de mauvaise compagnie ; au contraire, il avait même eu quelque chose de piquant, un soupçon d’audace qui était amusant au début. L’ennui, c’était qu’il en faisait un peu trop. Il y a des gens qui ne savent jamais où ils doivent s’arrêter.

— Tout ça pour ça, pensait Alexandre. Je savais bien que j’étais mieux tout seul.

Fondamenta nova

Antonin Crenn
Paris, 2 juin 2015