J’ai lu cet article de Guillaume Vissac sur remue.net qui m’a complètement, c’est le cas de le dire, remué.
Ce qui intéresse la littérature, c’est non seulement le désir, mais le désir contrarié, le désir impossible, non-réciproque, une attraction amoureuse mais bancale, déplacée, décentrée, inégale, impossible à accomplir pleinement. S’il y a symétrie, on ne se rejoint jamais vraiment. […] Si le désir est un lieu, il est un lieu mouvant, qui se déplace au gré de la machine littéraire […], mais au gré également de l’écriture elle-même.
Ce matin, j’étais prêt à parcourir à nouveau mes archives pour alimenter la machine en route depuis quelques jours : écrire l’histoire de vies minuscules prises dans cette histoire qui les dépasse. Ce serait politique, car comment pourrait-on écrire quelque chose qui ne serait pas politique ? Tout est politique.
Mais, d’un coup : perplexité. Je n’ai plus envie de mes registres, de mes petites histoires. J’ai envie d’écrire le corps, les émotions. Le désir. C’est cela que j’ai toujours voulu écrire, et que je vais écrire encore. Comment peut-on écrire sur autre chose ? En fait, je ne sais plus ce que je dois écrire. Je ne sais plus rien du tout.
Je relis ma conversation récente avec J. à qui je prétendais m’intéresser au corps. Il me répondait que l’important, pour lui, « plus que le corps, c’est le désir. Désir au sens : ce qui nous meut, nous rend vivant. »
J. dit : « Le désir, c’est la vie » et Guillaume dit : « L’écriture, c’est le désir. » Tout à l’heure, j’écrivais : « Tout est politique ». Tous les jours, j’affirme : « L’écriture et la vie, c’est la même chose ». Cette équation dissout ma perplexité : quoi que j’écrive, ce sera politique si je le veux, et il y sera question du désir – du mien. Tant mieux ! Mais ça ne dit pas pour autant ce que je vais faire aujourd’hui.
J’erre dans les rues de Montauban, mais sur Street View. Je vais voir le lycée Michelet dont J. me parlait dans la même conversation. Devant la grande grille du faubourg Lacapelle : personne. Je comprends que l’entrée des élèves se fait par la petite rue Calvet : je m’y faufile.
Il fait très beau sur Street View. On doit être à la fin de l’année scolaire. Il n’y a presque pas d’ombre : il est presque 14 heures, c’est la fin de la pause, les élèves traînent devant le lycée. C’est une fraction de seconde suspendue, figée par la caméra implacable. Un petit bout de temps qu’on aurait dû oublier, mais qui reste bloqué dans cette rue Calvet modélisée par la Google Car. Un moment extrêmement fugitif, qui durera beaucoup plus longtemps que le croyaient alors ces jeunes gens – à moins que ce ne soit l’inverse ? Une distorsion. Bref et interminable : l’adolescence. Dans ces images, quelles émotions inoubliables se jouent ? Quelles complicités, quelles solitudes, quel ennui et quelles angoisses ? Quels désirs ?
Finalement, je sors de chez moi. Je vais voir la boulangère de ce même faubourg, qui sait déjà quel pain je veux (« Ce n’est pas la peine de le trancher, n’est-ce pas ? ») et je lui prends aussi une chocolatine. Je n’en ai pourtant pas envie, mais j’ai l’impression que, puisque je suis sorti, il faut que je me fasse plaisir. Plaisir sans désir ? est-ce que ça peut marcher ? Avec la chocolatine, non. C’était bon, mais pas indispensable.
Dans la vraie rue Calvet, il y a le même soleil que sur Street View, mais pas d’adolescents. Et des graffitis sur les murs.
Celui-ci me plaît et, à la fois, me dérange. Comment est-il possible d’avoir envie d’écrire, sans savoir quoi ? C’est dans l’autre sens que ça doit marcher : d’abord on éprouve quelque chose de fort (une émotion, une idée), et c’est cela qui déclenche le moteur, le besoin d’écrire. On se met à écrire pour écrire ça. On sait donc forcément quoi écrire. Voilà ce que je voudrais lui répondre, au petit gars qui a tracé ces lettres sur le mur.
Je parcours toute la rue, je lis des dizaines de graffitis. Je cogite. Et je me dis que j’ai été un peu con de lui répondre ça, au petit gars (même si je ne lui ai parlé qu’en pensée). C’était péremptoire et snob de ma part. « L’écriture et la vie, c’est la même chose », disais-je, et lui il a « envie d’écrire » : il a donc envie de vivre, il a envie d’éprouver des émotions, du désir. Le désir d’écrire, c’est du désir tout court. « D’abord, il y a le désir » : alors l’écriture est déjà là. La preuve, c’est qu’il a écrit son désir : « j’ai envie d’écrire ».
Il m’a fallu le temps de parcourir la rue pour piger ça et pour le formuler. Et pour le partager (toujours en pensée) avec ce petit gars qui désire, qui vit, et qui écrit. Arrivé au bout de la rue, je lis cet autre graffiti et je me dis : voilà, lui aussi, il a compris.
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