Les lignes ne disent presque rien du paysage, sur le plan. Je veux dire : la forme des lignes telles qu’elles sont tracées sur le papier. À Paris, à l’inverse, lorsque les lignes sont droites et lorsque les carrefours sont à peu près orthogonaux, on peut être certain que le quartier est, dans la vraie vie, plat. Et que le niveau du sol est, dans ce quartier, plan. Dans le Marais, par exemple, ou bien dans la plaine de Grenelle, ou encore aux Batignolles. Et, à d’autres endroits, les rues se courbent : elles contournent les obstacles : ce sont des collines, c’est Belleville ou Montmartre. Mais ici, dans cette ville états-unienne planifiée au cordeau, les rues sont toujours droites et les angles toujours à quatre-vingt-dix degrés. Quelle que soit la pente, quel que soit le relief. Si la rue doit grimper la côte à 17 %, eh bien, elle la grimpe. Sans état d’âme. Alors, la géométrie ne nous dit pas grand-chose sur le paysage, non.
Mais les noms des lieux, oui. Ils nous parlent du paysage. Et ça, ça me plaît. On dit Cole Valley, par exemple, ou Noe Valley, pour parler des quartiers de Cole Street ou de Noe Street. Simplement parce que ces rues sont situées dans des creux, dans des vallées. D’autres quartiers, au contraire, s’appellent Bernal Heights ou Pacific Heights, parce qu’ils sont placés en hauteur. Il y a aussi Russian Hill ou Nob Hill qui, sans surprise, sont des collines. Et ce parc, là, le Buena Vista Park ? C’est facile : depuis ce point s’ouvre un panorama, une buena vista, parce qu’il est sur une colline, lui aussi. Et le quartier où habitent J. et J., qu’on appelle le Sunset, devinez où il est ? Fastoche : il est du côté du coucher de soleil, plein ouest.
Voilà. On n’est jamais loin, dans cette ville, du paysage originel, de celui qui était là avant. C’est tout du moins mon impression. Hier, j’ai gravi une butte, une quasi-montagne : le mont Sutro. C’est en plein milieu de la ville, et je suis sûr que ça n’a pas changé d’allure depuis l’époque où la ville n’existait pas. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’on n’a jamais touché à rien, et que ces arbres, immenses, ont toujours été là. Que c’est une sorte de forêt primaire. Un paysage intact.
Et même le fameux Golden Gate, le détroit sur lequel est jeté le fameux pont rouge, son nom signifie : « porte Dorée ». Littéralement. Comme la porte Dorée de Paris. Mais, celle de Paris est une porte ménagée dans une construction humaine : une ouverture dans les fortifications (au temps où elle s’appelait : porte de Picpus), puis un accès au boulevard périphérique. La porte Dorée de San Francisco, quant à elle, est une porte ouverte sur la baie. L’endroit où la terre s’écarte pour laisser passer l’eau. Un événement purement géologique et maritime. Un morceau de paysage.