Vendredi, Anne-Sophie m’a rendu Moi, Christiane F., que je lui avais prêté en septembre ou octobre. Je ne supporte pas ce manque de respect. En plus, elle me l’a rendu abîmé. Elle m’avait promis à ce moment-là de m’apporter L’herbe bleue, soi-disant, « juste le temps que je le retrouve chez moi », mais je ne l’ai jamais vu. Du coup, c’est Typhaine qui m’a prêté son Herbe bleue (Typhaine est l’ex. de W*), mais je ne l’ai pas encore lu.
Je termine d’abord Les faux-monnayeurs de Gide. C’est vraiment génial. Ça me passionne. Je suis admiratif d’un bouquin aussi bien foutu. Il y a beaucoup de personnages : Olivier, Bernard, Édouard, Vincent, Robert, Georges, Boris, Liliana, Laura, Douvriers, etc. Au début, on pense qu’il s’agit de groupes fermés, c’est-à-dire que telle personne est amie avec telle autre, qu’untel est le frère d’untel, etc. Puis, on s’aperçoit qu’ils se connaissent tous. Parce qu’ils ont fréquenté la même pension, parce qu’ils ont suivi une cure ensemble, etc. Mais surtout, c’est passionnant sur le plan psychologique, sans jamais être barbant pour autant. Ce que j’aime bien, c’est qu’on change de narrateur. L’auteur a trouvé pertinent de raconter certains passages lui-même (et il intervient en faisant des commentaires : le « je » est utilisé) ; d’autres sont racontés par le journal d’Édouard ou par les lettres de Bernard à Olivier.
Quand je l’aurai terminé, je lirai donc L’herbe bleue. Je m’intéresse beaucoup aux histoires de drogue : j’ai dévoré Moi, Christiane F., je n’ai pas pu m’en décoller. Ça m’intéresse particulièrement parce que je sais que c’est ce que papa a vécu aussi. (Ça me fait drôle d’écrire « papa » : je n’écris ni ne prononce ce nom que très rarement.) J’aimerais savoir tout ce qu’il a vécu, mais je n’ose pas demander à maman. Tout ce que je sais , c’est elle qui l’a dit, d’elle-même. Je sais qu’elle a des photos, j’aimerais bien les voir. Je sais qu’elle a même les journaux qu’il écrivait. J’aimerais les lire, un jour.
Je parle très rarement de lui. Je ne sais pas comment faire. À maman, je n’ose pas. (À papy, ce n’est même pas la peine d’y penser.) Avec les copains aussi, ça me gêne. Il y a toujours les inévitables : « Et toi, ils font quoi tes parents ? » J’ai alors plusieurs stratégies. Premièrement, je dis ce que fait maman, et c’est tout. Comme si j’avais oublié de répondre entièrement. Mais, si l’autre insiste (« Et ton père ? »), deuxième stratégie : je raconte un truc très vague, un petit bobard. Sauf si c’est une personne à laquelle je tiens, à qui j’ai envie de parler de moi ; alors je dis la vérité. Mais ça jette toujours un froid. L’autre ne sait plus quoi dire. Quand j’y pense, c’est vrai que ce n’est pas très courant, comme situation. Je n’ai pas de chance.
J’y pense très souvent. Tous les jours. Ça me manque réellement, de ne pas l’avoir vraiment connu. Jusqu’à neuf ans, on ne se rend pas compte de ce que sont nos parents, on ne les connaît que comme « parent d’un enfant de neuf ans ». Je ne sais pas ce que c’est, les rapports d’un garçon de seize ans avec son père. Je pense que c’est un vrai manque de repère. Les autres, ils ont quelqu’un à qui s’identifier : leur père est eux-mêmes en plus vieux, ou bien « un modèle à ne pas imiter ». Moi, je n’ai ni l’un, ni l’autre.
Je me console en me disant que, pendant neuf ans, il a été un père aussi formidable que possible. Je m’en rends compte petit à petit. C’était quelqu’un de particulier, pas comme tout le monde. Quelqu’un qui méritait que je le connaisse, et qui méritait de me connaître. Je me demande souvent ce qu’il penserait de ce que je suis. Sincèrement, je crois que ça lui plairait bien, et qu’il m’encouragerait. Sur le dessin, par exemple. Je voudrais qu’il soit là. Tout simplement.
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no1 (« Journal, 14 août 2003 – 15 juillet 2004 »), j’ai quinze et seize ans.