Les visiteurs ne vous saluent pas

Pourquoi ils ne disent pas bonjour, les touristes ? Je ne les déteste pas, pourtant, je vous assure. En tout cas, pas avant de leur avoir parlé. Et j’admets, aussi, qu’ils n’ont pas le monopole de la grossièreté : il y en a quelques autres, des mal embouchés, dans ma cour — des voisins dont je n’ai jamais entendu le son de la voix et à qui je continue, pourtant, de dire bonjour. Mais si un habitant de l’immeuble sur cinq (à vue de nez) est ostensiblement impoli, la proportion monte à quatre sur cinq chez les touristes. Je n’ai pas compté, mais je vous assure que c’est de ce niveau-là. Il y a plusieurs appartements dans ma cour (et dans les étages) qui accueillent plus ou moins régulièrement des visiteurs de courte durée, des touristes dans le genre « consommation massive de capitales européennes », vous savez, qui louent des appartements à la nuit aussi facilement que vous et moi achetons une baguette de pain. Il y a un appartement, en particulier, qui ne sert qu’à ça, en rez-de-chaussée, face à mon escalier. À midi, je passais là, avec ma baguette de pain (oui, justement). Quatre jeunes gens (de mon âge) sortent de ce rez-de-chaussé et profitent du charme de notre cour pavée et fleurie — touchée par un rayon de soleil, ce qui ne gâche rien. Je dis bonjour, en les regardant franchement. Pas un mot ne sort de leur bouche. Pas un geste. Pas un regard. Quand bien même ils ne feraient qu’un séjour express à Paris et n’auraient pas pris la peine d’apprendre quatre mots de français, je suis sûr qu’ils savent reconnaître celui que je viens de prononcer. Et, à supposer qu’ils ne savent pas le répéter, ils pourraient m’en dire un autre, dans une autre langue. Ou alors, s’ils sont muets, ils peuvent hocher la tête ou agiter une main. Ou cligner des yeux. Ou bouger les oreilles. Je crois que même un visiteur extraterrestre, ne connaissant pas nos codes sociaux, se débrouillerait pour trouver un moyen de me dire : « j’ai bien pris en compte le fait que vous existez ».

Il y a un truc qui m’échappe : ces gens trouvent que la cour est jolie (elle l’est). Ils ont choisi de résider ici (personne ne les a forcés à prendre des vacances). J’avais donc cru qu’ils tireraient leur plaisir de l’illusion d’habiter, le temps d’une parenthèse, « à la parisienne » : le décor en toc auquel Paris ressemble de plus en plus est fait pour eux : un parc d’attraction pour égayer les touristes. Et moi, qui rentre déjeuner après avoir acheté ma baguette, je suis le figurant. Or, il me semble que lorsqu’on visite Disneyland (je ne connais pas cet endroit, mais j’essaie de me projeter), on est content de rencontrer le pauvre gars déguisé en Mickey : on lui fait des sourires, on lui parle, on lui dit bonjour. C’est cela qui m’échappe : les visiteurs de ma jolie-cour-pavée-typiquement-parisienne n’ont aucun égard pour le pauvre gars déguisé en Parisien qui fait l’effort de leur dire bonjour. Et je vous assure, je le fais cet effort. Tous les jours. Et quatre fois sur cinq, je reste totalement transparent à leurs yeux. On n’a pas dû leur expliquer, quand ils ont payé leur location, que les figurants n’étaient pas des hologrammes, mais des animaux vivants.

Pour illustrer ce billet, je choisis ce plan touristique de 1968 parce qu’il est joli, certes, mais aussi parce que c’était « le bon temps » : à l’époque, le décor à touristes était coupé juste au niveau de la Bastille : mon quartier était épargné, on n’envoyait pas encore les troupeaux paître dans ce coin-là.

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