C’est la fin d’août. On se presse sur le quai de la petite gare : des grosses dames, des vieux à lunettes, des barbus à valise, des collégiens. La lourde horloge suspendue fait comme un gros œil qui surveille tout ce petit monde ; le tic-tac de son aiguille ressemble au sévère « t-t-t-t-t » que faisait l’instituteur quand on était petits, du bout des lèvres et en faisant claquer sa langue, quand il nous regardait de haut en balançant doucement sa sale tête.
Pépin est planté là sur le quai, il attend le retour de Titus.
« Mon petit Pépin, je serai là au train de douze heures soixante », lui avait dit Titus avant de partir en vacances. Un mois dans la cambrousse. Il aime ça, Titus : les vaches, le moutons, les lapins, les cousins et les cousines. Il est comme ça Titus. Mais Pépin, il s’en fout des vaches : son petit coin de jardin à lui, c’est un bout de terrain un peu pourri derrière le lycée. Il se cale là avec un bouquin ou autre chose, et il est tranquille. Il n’y vient personne ; des fois des chats ou des paumés, mais c’est tout. On y jouait au foot avant, sur ce terrain, mais plus maintenant. Le foot c’est fini, les garçons ne jouent plus, on ne les voit plus dehors, et on ne sait pas trop ce qu’ils font d’ailleurs. Ils ont disparu. Peut-être un coup du boucher se dit Pépin, ou l’attrait de la télé qui a siphonné les terrains vagues et kidnappé les gosses. Enfin, en tout cas, c’est comme ça : il n’y a plus personne dans ce petit coin de paradis. Les herbes ont poussé et c’est couvert de plantes ; des plantes vertes comme des fougères ou du bambou, je ne sais pas trop. Pépin se cache là-dedans, et on ne le voit vraiment plus du tout quand il est derrière sa forêt. C’est là, dans le coin, qu’il a emmené Titus quelquefois et, pour ce qu’ils y faisaient, il valait mieux qu’on ne les voit pas.
Un train arrive, des enfants jaillissent par les portes et courent vers leurs grosses mamans. Puis elles s’en vont. Après, un autre train arrive et ce sont des vieux qui en sortent. C’est bizarre, ça : un train avec que des vieux. Ils descendent lentement, et puis il s’en vont. Il y a encore un train, et dans celui-là il y a un peu de tout, hommes, femmes, animaux. Les gens ouvrent les portes, sautent du marchepied, direction la sortie. Ils s’en vont, il n’y a plus personne sur le quai. Sauf Pépin qui attend toujours Titus. Il va au distributeur automatique et s’achète un truc au chocolat pour passer le temps.
C’est septembre et les jours sont longs, le ciel pâlit doucement puis s’enflamme tout à coup, il est rose, orange, rouge. Au bout des voies ferrées il n’y a rien, on voit l’horizon : alors le soleil met encore plus de temps à descendre pour arriver tout en bas, et tout à coup il passe en dessous de la terre. On est plongés dans le noir.
Normalement, on ne peut pas rester sur le quai la nuit. Mais Pépin s’est mis dans un coin, comme il sait bien le faire, et on ne l’a pas vu. Il lit à la lumière du distributeur, elle n’est pas très vaillante mais ça lui fait comme une petite loupiote, comme la veilleuse qu’il avait dans sa chambre d’enfant. Elle grésille un peu, bon, mais c’est toujours ça. Il essaie d’avancer dans son livre, histoire de ne pas perdre son temps.
Il y a un monde fou dans la gare. Vraiment. Des dames, des messieurs, des gosses, des animaux, de tout. Et un beau garçon posté tout au bord du quai, que Pépin garde à l’œil. Il se dit : « pas trop près du bord, beau gosse, tu vas te faire choper par le train ». Un train arrive à toute allure, le garçon tangue un peu mais ne tombe pas. « Bon », se dit Pépin.
Il y a un monde fou parce que c’est dimanche, les gens vont déjeuner chez leur mamie, ou ils vont à l’anniversaire de leur sœur. Il y en a encore un peu qui rentrent de vacances. Alors ça n’arrête pas, les trains passent, s’arrêtent, repartent, les gens montent, descendent, ceux qui sont polis laissent descendre avant de monter, les autres font ce qui leur plaît, ça dure comme ça toute la journée. Pépin a soif, il va prendre une canette au distributeur. Il prend un truc sucré, et ça lui donne encore plus soif. Il attend Titus qui ne devrait plus tarder.
Le dimanche soir, on fait le ménage dans la gare. Pépin a pris l’habitude : il lève les pieds quand le monsieur passe avec son aspirateur.
Au lycée, comme Pépin n’a pas d’ami, personne ne s’inquiète. On a remarqué qu’il n’était pas là, mais bon, il doit avoir ses raisons. Un jour, un garçon de la classe arrive à la gare pour prendre un train ; il voit Pépin et lui dit salut. Il lui claque une bise comme font les gens qui veulent être cool, et la joue de Pépin pique un peu, depuis le temps qu’il est là. Ils parlent de choses et d’autres, et surtout d’autres choses. Pépin dit au garçon qu’il attend Titus, et l’autre lui répond : « Titus ! Ah oui, c’est vrai. Lui non plus on ne l’a pas vu en classe ». Et un train passe, et il monte dedans. Et c’est tout.
Pépin a terminé son livre plusieurs fois et il s’ennuie un peu. Il regrette de ne pas pouvoir en chercher d’autres dans sa petite jungle, dans la caisse qu’il a planquée au fond du terrain, derrière le mur du lycée. Il risque de manquer le train de Titus s’il s’absente pour chercher les bouquins, et il se dit que c’est dommage parce qu’il en a une bonne pile là-bas qui l’attend. Mais en fait, il ne le sait pas, mais il n’a rien à regretter à rester à la gare parce que, s’il allait voir ses livres, il n’en trouverait plus. Sa caisse n’est plus à sa place, on l’a mise à la benne avec ses autres affaires. La débroussailleuse a remis de l’ordre dans ses plantes vertes, et on commence demain la première phase des travaux. D’ici quelques jours on aura construit un joli petit lotissement.
Pépin s’assoit par terre tout au bout du quai, le dos contre le tronc d’un arbre qu’il n’avait pas encore remarqué, comme s’il venait de sortir de terre. Je crois que c’est un orme, ou un gros arbre dans ce genre.
On a changé la pendule de la gare. On en a mis une qui ne fait pas de bruit, une pendule bizarre dont l’aiguille tourne sans à-coup : la sensation est très différente quand on la regarde, c’est comme une nouvelle manière d’envisager le temps qui passe. Une progression linéaire, fluide. À n’entendre plus le martèlement des secondes, Pépin trouve que l’attente est plus douce. Il attend toujours Titus.
Le soleil monte le matin ; il brille à midi mais pas trop, parce que c’est l’hiver ; puis il descend jusque sous l’horizon. « C’est tous les jours pareil », se dit Pépin. Et puis un jour, non, ce n’est plus pareil : parce que le soir, le soleil se cache derrière les immeubles qu’on a fait pousser au loin. Et l’horizon, eh bien, on n’est plus bien sûr de savoir où il est.
La gare est vide ce matin comme les autres jours, puisqu’elle est fermée pour de bon. On a fermé la gare parce que de toute façon, les gens ont tous des bagnoles. Derrière le lycée, le projet de lotissement est tombé à l’eau : alors on a laissé le terrain vide et on a fait un parking.
Pépin est assis sur le quai désert, il sirote un coca et relit son bouquin. Il attend encore un peu parce qu’on ne sait jamais, le train de Titus avait peut-être du retard. L’herbe pousse entre les traverses du chemin de fer et, sur le quai, les racines de l’orme on fait éclater le revêtement de macadam. Au bout de quelques années, dans la gare, c’est tout recouvert de verdure. C’est foisonnant et dense, c’est un peu fou. Pépin se plaît beaucoup dans cet endroit, il se cache derrière les herbes hautes et il attend Titus.
Les vacances de Titus s’achèvent. Il a déjà un peu mordu sur la date de la rentrée, mais bon. Il a bronzé, il est tout beau. Il repense parfois, avec nostalgie, aux baisers de Pépin dans la jungle, derrière le lycée.
Il prend la route pour faire un grand voyage. Presque par hasard, il passe par la petite ville de son enfance, et il se dit : « Ah ! ». Il a envie de s’arrêter. Il fait trois fois le tour du quartier pour trouver à se garer, puis il reconnaît son lycée, et il voit qu’ils ont fait un parking derrière. C’est pratique, il se dit. Il se balade un peu, le temps est bon. Il est attiré par un petit chemin d’herbes folles qui l’entraîne vers un faubourg un peu délaissé. C’est un endroit où des arbres ont poussé à travers les murs, et c’est comme si la nature avait envahi un quai de gare. La ligne doit être désaffectée depuis belle lurette et c’est agréable à regarder : ces rails qui ne vont nulle part dessinent un tableau tout de vert et de rouille. Il le contemple un moment, de loin. Ça lui rappelle la forêt de Pépin. Il reste là quelques minutes, mais pas plus. Il n’est pas sûr d’avoir mis assez de sous dans le parcmètre, et il se dépêche de retourner à sa voiture.
L’orme a bien grossi, il est énorme et il cache entièrement Pépin qui est assis à son pied. Pépin garde un œil sur la voie de chemin de fer, et il attend le train de Titus. Mais, pour être juste, il faut bien dire qu’il y croit de moins en moins. Un jour, il se dit que Titus ne viendra plus et qu’il n’est plus nécessaire d’attendre. Titus doit être mort à la campagne, une vache l’a mordu ou une cousine l’a poussé dans l’eau, peu importe. « Je n’aimerais pas mourir à la campagne », il se dit. Le train de douze heures soixante passe et Pépin l’attrape au vol.
Antonin Crenn
Paris, 15 décembre 2014
Paru dans Le Gauche numéro 3 : « L’attente ».