Taillefer

Pour y accéder, il fallait s’écarter du chemin et prendre le petit sentier. Ce n’était pas toujours très facile de le trouver, mais Léopold Milan aurait pu y retourner les yeux fermés. Enfin, «  les yeux fermés », c’était une façon de parler, parce qu’il aurait été vraiment idiot de ne pas les garder grands ouverts : si le petit sentier n’était pas si facile à trouver, c’était justement parce qu’il changeait d’allure à chaque saison, à chaque lumière. Et c’était beau. Dans ce coin-là du pays, c’était assez feuillu. Le sentier se faufilait entre les taillis d’herbes folles, c’était vert et doux. Oh, bien sûr, il y avait aussi ces murs de pierre sèche qui couraient le long des chemins, comme sur le causse, et ces herbes folles qui grillaient au soleil dès les premiers rayons ; mais de
petits arbres froufroutaient au printemps pour cacher le promeneur solitaire, et faisaient craquer ses pas à l’automne. Ce devait être la proximité de la rivière qui encourageait la verdure à s’épanouir.

 

Léopold Milan s’engageait dans le sentier et s’attendait à chaque instant à voir surgir Taillefer. Il marchait cent mètres, deux cents mètres, peut-être dix fois plus, il ne savait pas très bien ; la distance faisait partie du jeu. Les herbes dures comme de la paille le picotaient aux mollets — c’était l’été. L’hiver, son haleine faisait un petit nuage blanc qui se dissipait aussitôt quand il soufflait dessus, pour l’emporter au loin comme fait le vent avec les cumulus. Évidemment, il n’y avait pas qu’à Taillefer que son haleine formait des nuages, mais il n’y avait que là qu’il y prêtait une attention si
soutenue. Il avait vu, une fois qu’il se rendait à Taillefer, une nappe de brume flotter sur le sol, dans le creux d’un chemin, et il l’avait foulée aux pieds. Il avait cru s’envoler. À présent, il était grand, et il avait pris quelquefois l’avion pour voyager ; mais la traversée des nuages en avion n’avait jamais égalé l’ivresse qu’il trouvait à contempler les nuées sur le plateau des Césarines, au loin, qui restaient accrochées à la crête comme des lambeaux. Il s’attendait à chaque instant à voir surgir Taillefer, et Taillefer ne surgissait pas. Il s’imposait tranquillement. Il arrivait un moment où la roche du sol se distinguait, s’élevait, et qu’un mur poussait. Et un autre un peu plus loin, et un troisième. Il y avait comme une tourelle dans un coin, un promontoire qui dominait la rivière. Léopold Milan en avait passé, des heures, sur ce promontoire.

 

La légende raconte que le château de Taillefer n’a jamais été pillé ni détruit. Ses murs étaient sortis de terre il y a très longtemps, à la même époque que les pitons rocheux s’étaient dressés et que la grotte de Presque s’était creusée. Par endroits, le sol s’était dérobé et on avait appelé ces endroits « gouffres » ; ailleurs, la terre s’était arrondie et on s’était plu à dire : « des cirques ». Si le château de Taillefer n’avait pas de toit, s’il n’avait pas non plus de plancher, de portes ni de fenêtres, je ne crois pas que l’on eût pu trouver un responsable à sa ruine. On disait qu’il avait poussé dans cet état, ici, comme un champignon. D’autres châteaux dans le pays étaient pourvus de ponts à levis, de créneaux et de mâchicoulis ; grand bien leur fît. Mais Taillefer était d’une autre espèce. Il était né pour couronner son petit lopin et faire corps avec lui, il n’avait que faire de cette encombrante quincaillerie. Son envahissement par la nature n’était pas sa ruine : c’était son retour à la terre.

 

Léopold Milan s’intéressait peu à l’histoire. Les cours de ses professeurs, les romans-feuilletons et la mythologie, c’était à peu près la même chose pour lui : des sources où il pouvait puiser matière à rêver, mais rien qu’il ne crût devoir prendre pour argent comptant. Enfant, lorsqu’il était seul ou que les jeux de ses camarades l’ennuyaient, c’était à Taillefer qu’il venait. En ce temps-là, il n’allait pas tellement se percher sur le muret qui dominait la vallée — ce goût lui apparut plus tard, en même temps que l’angoisse de grandir et le vertige de contempler sa vie d’homme à venir. Il s’asseyait plutôt les genoux calés sous le menton, le dos rond contre les lourdes pierres blanches, et il rentrait en lui-même. Il se racontait ses histoires de Taillefer.

 

Sa légende était celle d’un petit garçon capricieux qui vivait avec son père dans un village du pays, il y avait très longtemps. Il portait un prénom médiéval qui n’était jamais tout à fait le même, selon les versions qu’il déclinait pour lui-même. Ce petit garçon — appelons-le Arthur, Eudes ou Pépin — allait à l’école avec les enfants de bonne famille, des garçons très bien élevés qui habitaient les forteresses de Montal ou de Castelnau. Ces garçons-là s’appelaient en général Enguerrand ou Childéric, et leurs chambres étaient immenses. Ils avaient des chevaux qu’ils pouvaient monter quand ils voulaient, un grand domaine avec des arbres dans lesquels ils pouvaient grimper, et des armures taille huit ans pour jouer aux chevaliers. Le petit Pépin était jaloux. L’été, quand ses châtelains de voisins étaient en vacances et que la chaleur invitait à la baignade, il piquait une tête dans les douves de leur donjon. Il rentrait chez lui déjà sec, car le soleil était très puissant, mais tout imprégné de sa tristesse et de son amertume. Alors, pendant le dîner, il demandait à son père d’avoir lui aussi un château.

 

Le père d’Arthur ou de Pépin, comme on voudra, était un homme bon. Il était également, par chance pour son rejeton, aussi faible de caractère que fort de ses deux bras. Ainsi, au fond de son pré, là où les moutons n’allaient plus paître, il empila des pierres. Chaque dimanche, pierre après pierre, il éleva d’épaisses murailles sous les yeux fascinés de son petit prince. Le château qu’il avait projeté était modeste, tout riquiqui même, à l’échelle du seigneur qui l’habiterait. C’était un terrain de jeu pour enfant. Malgré ses humbles ambitions, il dut se résoudre assez vite à l’évidence que les pierres et la force allaient lui manquer ; et le château resta inachevé. Mais cela ne causa aucune déception chez le jeune capricieux, car la Renaissance était passée par là : en redécouvrant l’antique, elle avait su révéler le romantisme de la ruine. Taillefer devint alors la résidence estivale du petit Pépin. Il continuait à goûter la chaleur du foyer paternel tant que les frimas menaçaient, et, lorsque le temps était meilleur, il s’installait dans sa ruine. Entre les murs de Taillefer, à ciel ouvert, il prenait ses quartiers d’été ainsi que font les enfants des temps modernes qui, par fantaisie, passent la nuit sous une tente piquée au fond du jardin.

 

Si le temps était bon, le petit Léopold Milan faisait un peu comme son prédécesseur légendaire et s’étendait les bras en croix dans les herbes folles, jusqu’à disparaître sous elles. Les vacances d’été étaient longues et l’ennui en étirait encore un peu plus les jours. Les soirs d’août, il avait souvent guetté le moment où le dernier rayon de soleil passait tout juste derrière la crête du plateau d’en face : c’était un jour qui s’éteignait, c’était doux. Pour Léopold Milan, ce spectacle était nécessairement solitaire. Il eût été impossible d’y convier qui que ce soit. Il avait essayé, pourtant, une fois, de partager sa joie avec un ami d’école : Alexandre était un garçon intelligent et solitaire, il aurait pu comprendre la beauté de Taillefer. Mais il était un peu trop attaché à ses livres de classe et il avait voulu faire le malin ; voici les faits historiques qu’il rapporta.

 

L’histoire d’Alexandre prétendait que la commanderie de Taillefer avait été fondée par l’ordre des Templiers au douzième siècle. Ce n’était pas un site défensif, mais plutôt un symbole de puissance et un lieu sacré ; c’est pourquoi il avait été bâti sur ces petites proportions d’un châtelet d’enfant. On n’y venait pas souvent : tout au plus aux solstices et aux équinoxes, et pour recompter de temps en temps les pièces d’or qui dormaient au creux des coffres. Lorsque l’ordre fut dissous et le trésor confisqué, un baron local fit de Taillefer un poste avancé de ses fortifications. L’ouvrage avait de l’allure et les soldats étaient fiers, mais bientôt ce fut la guerre et ils ne résistèrent pas longtemps aux assauts des Anglais. Ces derniers n’ayant pas l’utilité de ce tas de pierres éboulées, ils désaffectèrent la place forte qui devint une carrière à ciel ouvert. Dans le coin, nombreux furent les paysans qui piochèrent Taillefer pour extraire les pierres qui serviraient à élever leur maison. « Partout où tu te promènes, disait Alexandre, tu peux voir à coup sûr des morceaux de Taillefer qu’on a dispersés. »

 

Qu’importait ce qu’elles étaient devenues, ces pierres, si elles n’étaient plus au château. Léopold Milan s’en moquait. Celles qui comptaient pour lui, c’étaient celles qu’il trouvait posées dans les herbes hautes, sur le sentier, et qui ponctuaient l’arrivée comme pour ouvrir la voie. C’était Taillefer lui-même qui avait semé ces cailloux sur sa route à la manière du Petit Poucet, afin de ne pas se perdre, ou mieux encore, afin que Léopold Milan ne se perde pas.

 

Il n’avait pas cessé de venir à Taillefer : il y venait au moins une fois par saison. Enfant, c’était l’excitation qui dominait son arrivée. Il courait dans le chemin jusqu’à l’endroit du sentier qui bifurque, il s’engageait dans les herbes folles et guettait, le cœur battant, le moment où le plus haut mur passerait le sommet des taillis. Adolescent, son cœur battait plus fort encore, presque à lui faire mal. Une drôle de peur le saisissait dans le sentier, il craignait à chaque fois de ne pas retrouver l’endroit ou, pire, de ne pas le reconnaître. L’arrivée à Taillefer était une délivrance, mais c’était un plaisir inquiet. Cette inquiétude, enfin, disparut à l’âge d’homme. Les dernières fois que Léopold Milan vint à Taillefer, il s’y sentait serein, tranquille, et follement lui-même.

 

Taillefer

 

Antonin Crenn
Paris, 2 décembre 2014

 

Paru sur le site des éditions de l’Abat-jour le 16 janvier 2015.