Vous n’êtes jamais seul dans l’atelier de Judicaël. Vous regardez, on vous regarde.
Vous êtes le visiteur : c’est votre regard qu’on attend. Sans vous, il n’y a pas de peinture. Elle a besoin de vous pour exister — vraiment ? Mais quand vous êtes là, innocent, alors c’est elle qui vous regarde, la peinture.
Les regards de ces visages d’anges. Il y a celui qui vous fait face, d’égal à égal, perché sur le chevalet. Vous ne savez pas s’il s’expose seul devant vous par bravade, ou suspendu dans votre attente. Autour du chevalet, il y a la cour de tous les autres, rangés le long des murs, qui vous regardent en biais — par-dessus ou par-dessous. Il y a ceux qui vous tournent le dos et vous montrent leur châssis effrontément.
Le regard du saint Michel suspendu au mur de l’atelier, juge ou ange gardien, vous dévisage avec l’application de celui qui n’en a plus, de visage. Saint Michel de bois, rongé par le temps, n’a plus de son visage que le regard — et c’est cela, justement, un visage.
Le regard de Judicaël. Un après-midi, vous êtes assis dans l’atelier, par terre. Judicaël est assise face à vous, avec son encrier et sa plume d’oie. Son regard plonge dans le vôtre et vous ne la reconnaissez plus. Il existe une liaison puissante et magique entre son regard et sa main, une énergie terrible et transperçante, qui va de la main au regard et inversement. Plus rien n’existe que la main et le regard. Cela dure quelques minutes ou un siècle, peu importe, vous échappez au temps. Puis son visage vous redevient familier : alors vous regardez le papier et vous vous reconnaissez.
Antonin Crenn
Boulogne-Billancourt, décembre 2012