L’ascension sociale de Léopold Milan

Lorsque Léopold Milan mit pour la première fois les pieds dans l’immeuble de la rue des Cailloux, c’était tout là-haut, dans cet appartement qui n’osait pas dire son nom — et pourtant, c’était un appartement, lui assurait la concierge débonnaire : « si, si ». Il fut instantanément frappé de la magie du lieu, car le plafond bas et pentu l’obligeait à se pencher, et, finalement, c’était en sortant la tête dehors qu’il pouvait le mieux se tenir debout. Et c’était aussi en sortant la tête dehors qu’il était le plus libre, face aux nuages qui avaient été ses meilleurs compagnons d’enfance et qu’il retrouvait, ici aussi, dans le ciel de Paris.

Un jour, Léopold Milan n’eut plus assez de ses deux mains et de ses deux pieds pour compter son âge, ainsi que le font les enfants qui, en présentant leur main ouverte avec un doigt replié, proclament fièrement : « j’ai quatre ans ». Il lui sembla convenable de chercher du travail et il en trouva, car il n’était pas sot, parce qu’il avait une jolie gueule et parce que, surtout, il avait de la chance. Ainsi, sans l’avoir vraiment désiré, il gagna un peu de sous ; et il apprit à calculer. La concierge de la rue des Cailloux était toujours aussi débonnaire, et elle le lui prouva en lui proposant un appartement dont les proportions conviendraient plus adéquatement à son nouveau train de vie. C’est ainsi que Léopold Milan emménagea un étage plus bas ; ce qui était précédemment son plancher devint son plafond ; en-dessous de ce plafond-là, on tenait debout.

Chaque jour, Léopold Milan s’émerveillait du spectacle de la ville à ses pieds. De sa fenêtre, il cessa de contempler les nuages, et s’amusa du grouillement des passants le matin, du passage des badauds l’après-midi, de la déambulation des promeneurs le soir. Ces gens étaient tout petits et ils ne valaient ni plus, ni moins que lui.

Léopold Milan était conservateur — non pas du point de vue de ses idées, qu’il voulaient larges, mais d’un point de vue patrimonial ; et sa notion du patrimoine étant large pareillement à ses idées, il accumulait les choses. Sa chambre était étroite, on y circulait mal ; ses murs étaient tout entiers tapissés de bibliothèques, entre les rayonnages desquels les objets les plus incongrus s’entassaient. On y respirait mal. « Le diable soit de l’avarice, pensa-t-il soudainement. Je mange peu et je ne voyage guère. Je pourrais m’offrir une poignée de mètres cubes supplémentaires. » Sur ces mots, Léopold Milan fit ses cartons. Il les déballa un étage plus bas, dans un appartement de deux pièces qui venait de se libérer.

Le spectacle de la rue changea radicalement. Finie, la métaphore plaisante de la fourmilière ; finie, la sensation de regarder la ville et les gens comme des modèles réduits dans une boule à neige, cet objet de souvenir à bon marché. À présent, Léopold Milan ne surplombait plus ses semblables que de quelques mètres à peine. Il les reconnaissait plus aisément. Même le matin, à l’heure du Banania qu’on sirote à la fenêtre, lorsqu’on n’a pas encore chaussé ses lunettes pour préserver un peu le flou du sommeil, il parvenait à distinguer les traits caractéristiques des habitués de son trottoir. Il s’habituait à la vue de leur passage, au son de leur pas, au timbre de leur voix.

Une fois, alors qu’il sortait dans la rue des Cailloux de son pas coutumier — un pas distrait et assuré à la fois, comme celui des oiseaux échassiers qu’on trouve tantôt gracieux, tantôt touchants de maladresse —, Léopold Milan sentit brutalement contre sa peau une présence dont il n’avait encore eu aucune conscience tactile. Ce garçon qu’il avait souvent observé, souvent écouté et parfois même entendu, quand il lui faisait le plaisir d’une parade sous ses fenêtres, oui, ce garçon-là, n’était en fait pas qu’un objet de contemplation : c’était aussi un être dont il pouvait sentir l’odeur, un être qu’il pouvait bousculer violemment au point de lui faire mal, comme il venait de le faire — un acte si grave accompli si distraitement. Peut-être que leur peau garderait, pour quelque temps, la marque de cette rencontre.

Le garçon était un peu mélancolique, mais d’une mélancolie qui ne l’empêchait ni d’être gai ni de partager cette gaieté ; on pourrait dire, pour reprendre l’expression consacrée, qu’elle n’engendrait pas sa mélancolie. Et puis, il était tendre. Et il avait, lui aussi, un fort instinct de conservation qui le poussait, là où il se sentait bien, à construire un nid. Dans le lit de Léopold Milan, il occupait si peu de place, et pourtant sa présence irradiait chaque mètre cube de l’appartement. Ce nouvel entassement était délicieux, et chacun des deux protagoniste savait en goûter le délice.

Léopold Milan et le garçon regardaient peu le spectacle de la rue. Il étaient assez occupés à construire leur nid. Un nid est un édifice si frêle qu’on le bâtit en un clin d’œil — quelques brindilles amassées, grossièrement tressées — mais il faut sans cesse le consolider, et c’est cela qui mobilisait le plus les amants. Après quelques jours, mois ou années, ils convinrent tous deux que le nid serait d’autant plus confortable qu’il serait plus grand, car chacun y tiendrai à son aise sans gêner l’autre. « Oui, mais nous ne nous gênons pas, répondait l’un ; — Cela viendra peut-être un jour, concluait l’autre ». Et inversement.

Juste en-dessous d’eux, au rez-de-chaussée de l’immeuble, un bel appartement se rendait disponible. Léopold Milan et le garçon trouvèrent le lieu parfait, car c’était un lieu neuf pour chacun, propice à l’accomplissement de désirs communs. Et puis le garçon avait quelque pécule, et le sacrifice financier n’en était pas un. L’installation dans le lieu neuf fut un moment d’enthousiasme rare, car chaque acte quotidien prenait l’allure d’un acte créatif : tout était à inventer. Le vide n’existait pas : les nouveaux espaces à occuper étaient un terrain de jeu.

À travers les fenêtres du rez-de-chaussée, le spectacle de la rue battait toujours son plein — mais était-ce encore un spectacle ? Parfois, Léopold Milan avait le sentiment qu’il n’était plus le spectateur qui, autrefois, s’amusait du cabotinage des passants sur la scène ; il avait l’impression troublante d’assister à la même pièce déjà cent fois connue, mais non plus depuis la salle, confortablement calé dans un fauteuil rouge : cette fois, il était sur la scène elle-même, à un mètre des comédiens, presque face à eux ; ou, pire, derrière la scène. Mais enfin… à ce mal le remède était connu : les volets existaient pour ça.

Puis le garçon partit comme il était venu. Léopold Milan ouvrit les volets à nouveau : il pensait consoler le vide par l’agitation de Paris. Le vide était en lui et tout autour de lui : oui, le grand appartement était vide — parce qu’en fait, contrairement à ce qu’il pensait plus tôt, le vide existait. Les mètres cubes devenaient superflus ; leur vacuité devenait douloureuse. Et puis elle devenait onéreuse. Parce qu’enfin, on n’a pas idée de garder un tel appartement quand on vit seul.

La concierge n’eut pas assez d’être débonnaire pour reloger son protégé. Il fallait croire que, dans l’immeuble de la rue des Cailloux, l’ascenseur social fonctionnait à merveille, c’est-à-dire dans le sens contraire d’une ascension physique. On descendait d’un étage en s’embourgeoisant, on progressait depuis les petites mansardes du haut jusqu’aux appartements cossus du bas. Le mouvement inverse semblait alors contre nature : c’était un mouvement parfaitement contre-intuitif, anti-haussmannien, antisocial — et aucun appartement plus modeste ne se libérait au-dessus de celui de Léopold Milan.

Mais il restait un entresol, dans la cour. C’était un ancien atelier, ou plutôt les dépendances d’un atelier ; les réserves, l’arrière-boutique. Non, non, ce n’était pas une cave, car il y avait des ouvertures sur la rue — on n’était qu’à demi enterré. Léopold Milan fit ses cartons et descendit une fois de plus d’un étage.

Le spectacle de la rue prit une nouvelle dimension. Depuis le soupirail, on apercevait les pieds, et uniquement les pieds. Léopold Milan reconnaissait à nouveau les pas qu’il avait appris à identifier à l’oreille quand il vivait quelques étages plus haut ; il associait à présent à chaque pas une forme spécifique de talon, de semelle, de cambrion, de trépointe. Sur la scène où se jouait la comédie urbaine, il avait adopté la position du souffleur. Il ne songeait même pas à effectuer les contorsions élémentaires pour apercevoir les visages qui se trouvaient à l’autre extrémité des corps : les pieds, les chevilles et les mollets éveillaient en lui une curiosité qu’il ne voulait pas satisfaire par l’observation. Il lui préférait l’imagination. Il convoquait mentalement les nuages qu’il avait laissés là-haut.

Antonin Crenn
Paris, août 2012

 

Lavielle, Cinq étages du monde parisien, 1845
Lavielle, Cinq étages du monde parisien, 1845