La meilleure façon de les aider

Entre Caussade et Cahors, il est sept heures quelque-chose, je suis seul dans le wagon, je mors dans mes tartines. Ce garçon entre, il glisse dans l’allée, rapide. Il me fait comprendre qu’il aimerait avoir un petit déjeuner, lui aussi. Mais mes tartines, elles sont trop perso : c’est la confiture que m’a donnée M. et, de toute façon, j’en ai déjà boulotté la moitié. Je lui dis : « Attends. » Je fouille dans mon sac, je trouve le paquet de biscuits. Le garçon s’assoit trente secondes à côté de moi, il ouvre un sachet, il mange un peu. Il est un de ces garçons bruns à la peau mate, un de ceux qui viennent d’ailleurs, mais d’où ? Quand il se lève, je n’ai presque pas le temps de m’en apercevoir. Il est parti.

À la gare des Aubrais, vers midi. On s’arrête plus longtemps que prévu. Des gens commencent à remuer sur leur siège, à poser des questions. Le wagon est aux trois quarts plein. Bam bam bam bam bam : il y a des bruits sur le toit. Et sur le quai, des flics. Ils sont dix, douze, peut-être quinze. Dans le wagon, une voix dit : « Nous stationnons en raison d’une opération de police. » Bam bam bam bam bam : à nouveau les bruits sur le toit, dans l’autre sens. Je regarde par la fenêtre. Au premier plan, le quai où les flics s’agitent et, derrière eux, la gare et ses portes vitrées. J’aperçois dans la glace le reflet du train qui m’abrite. Sur le toit de mon train, il y a des garçons qui courent. Comme au cinéma. Oui, je les vois dans ces miroirs comme sur un écran, mais ce n’est pas du cinéma : ils existent. Soudain, l’un d’eux s’élance. D’un bond, il quitte le train pour atteindre un autre toit (cet auvent qui couvre toute la longueur du quai). J’ai vu ses jambes, j’ai vu tout son corps passer au-dessus de moi. Ce n’est pas du cinéma : ces garçons qui courent sur l’auvent du quai ne sont pas des reflets, ils sont vivants.

Un voyageur râle : il ne peut plus charger son téléphone. L’électricité a été coupée, pour éviter qu’un des garçons ne se tue. Car les câbles, là-haut, je n’y connais rien, mais leur présence m’effraie. Je suis sûr que les fugitifs en ont conscience : eux aussi, ils ont peur des lignes à haute tension. Mais leur fuite est un réflexe, une nécessité : la police leur fait peur, elle aussi. Entre deux peurs (entre deux risques), ils ont choisi la course d’obstacles. Mêmes s’ils sont agiles, qui sait ce qui peut leur arriver ? Un faux-pas, un dérapage. Pour fuir la police, ils risquent de toucher un caténaire, ou de chuter de cinq mètres. Quel genre de police est-ce donc ? Une police qui, dans la balance, pèse plus lourd encore que ces risques fous. Quel genre de fugitifs sont-ils ? Ces garçons sont bruns, ils ont la peau mate, ils viennent de quelque part, ils ne savent peut-être pas exactement où ils vont. Ils préfèrent le risque de l’accident à la certitude de l’arrestation. Si on les prend, on les retiendra, puis on les renverra. Vers où ? S’ils ont choisi de partir, s’ils sont prêts à courir sur le toit, à franchir d’un bond un espace de deux mètres, c’est parce qu’ils savent comment ça se passe, ailleurs, et qu’ils ne doivent pas y retourner.

Dans le wagon, la voix dit : « Ne tentez pas de sortir, restez à l’intérieur du train. » Les flics ont besoin de garder le champ libre. La meilleure façon de les aider à faire leur travail, c’est de ne rien faire. Ne pas gêner leur intervention. Même observer la scène, c’est déjà trop. Mais moi, je ne veux pas les aider, les flics. J’espère que ces garçons qui ont peur vont s’en sortir, j’espère qu’ils vont mettre les bouts : arrivés à l’extrémité du train, ils sauteront sur la voie, ils courront sur les traverses et gagneront la campagne. Comment les aider ? Moi, je ne peux rien faire. Je ne connais ni le plan de la gare, ni les astuces pour tomber sans se faire mal. Si je les observe avec insistance, je risque même de révéler leur position. Alors, la meilleure chose à faire pour les aider, c’est de ne rien faire. C’est-à-dire : précisément ce que je dois faire, aussi, pour aider la police. Dans tous les cas : ne rien faire. Alors, que faire ? Je suis là, enfermé dans le wagon. J’attends. J’entends les paroles des rares voyageurs qui s’impatientent ; les autres sont comme moi, silencieux. J’entends les pas sur le toit. Parmi les garçons qui courent, je me demande s’il y a celui à qui j’ai donné des biscuits ce matin. Aussi bien, il a pu descendre à Brive, à Limoges, n’importe où. Il n’a peut-être rien à voir avec les autres. Il est midi. C’est l’heure de mon second repas. Alors je déballe mes sandwichs. Je les mange sans y penser. Je ne me rappelle même pas ce que j’ai mis dedans.

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