(Pourquoi Varsovie)
Entre ces deux immeubles, un grand espace.
Un parc ;
une place ;
un parking ;
une aire de jeux ;
un jardin en friche ;
une avenue trop large pour porter ce nom ;
un lieu de passage ;
un lieu de rendez-vous ;
un lieu de stationnement ;
un lieu vide ;
un lieu de vie,
ou un lieu mort ?
Tout cela et rien à la fois ;
je ne crois pas qu’une fonction lui ait été affectée un jour.
Entre ces deux immeubles, un terrain vague.
Une herbe rare,
quelques pierres ;
des trous, çà et là ;
des arbres, nulle part.
Des bouteilles ;
des paquets de cigarettes ;
une paire de chaussures abandonnées ;
des papiers qui ont dû être des journaux ;
dehors depuis trop longtemps pour être encore identifiables.
Gris sur gris, ton sur ton :
un homme appuyé contre le mur.
Il part ;
plus personne.
L’un de ces immeubles est le mien.
Je pousse la porte d’entrée ; se présente un couloir, repeint en blanc pour la dernière fois dans les années quatre-vingts ; à l’issue de celui-ci, trois portes sont proposées, vitrées, à la propreté clinique ; la lumière est jaune, crue. La porte d’en face est la vitrine d’une boutique ; d’un kiosque fourre-tout ; ici, jour et nuit, cigarettes, presse, épicerie ; rassemblé dans dix mètres carrés, tout ce dont a besoin l’habitant type de cet immeuble ; le sourire est en supplément. La deuxième porte est à gauche ; au-delà, trois ascenseurs ; entre les ascenseurs et moi, une serrure électronique ; entre cette serrure et moi, le badge que ne m’a jamais donné ma propriétaire. La troisième porte est à droite, c’est celle à laquelle je frappe, le gardien est derrière ; devoir le déranger pour rentrer chez moi… « Dzień dobry », « przepraszam » ; assis derrière la vitre, inamovible sur le fauteuil fatigué, la télévision comme compagne, il remue sa moustache dans un « dzień dobry » qui répond au mien ; il saisit une canne à pêche ; à son bout, le badge qui me manque ; d’un geste assuré, son bras se tend, le badge frôle la serrure, le bip se fait entendre, la porte se déverrouille. « Dziękuję », lui fais-je ; il pose la canne ; je me dirige vers la deuxième triplette d’ascenseurs.
Premier étage.
Deuxième étage.
Troisième étage.
Quatrième étage.
Cinquième étage.
Sixième étage.
Septième étage.
Huitième étage.
Neuvième étage.
Dixième étage.
Onzième étage.
Douzième étage.
Treizième étage.
Au treizième étage, les murs sont verts amande ; la lumière, toujours jaune ; après les ascenseurs, deux couloirs ; chacun gardé par une porte vitrée et grillagée ; à droite, le mien ; la porte grillagée, fermée ; la voisine de l’appartement quatre veille au grain, elle tend l’oreille et surveille le déclic ; un verrou qui ne claque pas est un verrou mal fermé ; un verrou mal fermé, c’est la voisine du quatre qui ouvre sa porte. Sur la porte de l’appartement un, une inscription à la craie ; « K + M + B », et une date, « 2007 ». J’ai vu ces trois lettres sur d’autres portes ; dans des vieilles cours d’immeuble en briques rue Emilii Plater ; dans l’immeuble quasi-neuf où vivent Paweł et Ewa ; sur le restaurant tchèque de la Plac Konstitucji. On m’a dit que c’était une marque religieuse ; pour célébrer un événement, ou pour protéger la maison ; je ne sais plus. Derrière la porte de l’appartement deux, deux vieilles filles ; l’une d’entre elles ne parle jamais ; sa sœur parle pour elle, et m’a dit que l’autre était muette ; lorsque je me suis trouvé seul dans l’ascenseur avec la muette, elle m’a dit « dziękuję ». À Varsovie, on vous dit « dziękuję » dans l’ascenseur ; les étrangers surpris répondent « proszę » ; ceux qui savent répètent « dziękuję ». Sur la porte de l’appartement trois, un inscription, « sonnez fort ». Derrière la porte de l’appartement quatre, la voisine monte la garde par le judas. À gauche de la porte de l’appartement cinq, mon nom sur la sonnette, parmi cinq autres. Je pousse cette dernière porte. Deux petits appartements identiques rassemblés dans les années quatre-vingt-dix ; une porte d’entrée est condamnée ; la cuisine, mise en commun ; une pièce gagnée. Pas de salon, tout est fonctionnel : ce qui n’est ni cuisine ni salle de bains est loué comme chambre. Dans la première, Łukasz partage son espace avec Bogus ; Łukasz collectionne les cannettes de Żywiec et de Tyskie ; Bogus ne prend plus le métro depuis qu’il a vu des pigeons sur les quais. De la deuxième chambre, Kamil occupe seul les huit mètres carrés ; il y dort la fenêtre ouverte quelque soit la saison ; depuis quelques mois il est réveillé le matin par les travaux treize étages plus bas, où l’an prochain s’élèvera une tour comme la nôtre. C’est de la troisième chambre que la vue est imprenable ; Sylwia et Agnieszka y ont la plus grande fenêtre ; tant que le vis-à-vis n’est pas construit, leur regard porte jusqu’à la Vistule. La quatrième chambre est celle où je prends rapidement quelques affaires, et dont je ressors aussi vite : pour occuper, tant qu’elle est libre, celle des deux salles de bains où l’eau est chaude. Il me reste une heure à surveiller ma montre avant de ressortir ; je m’étends sur mon lit ; je pense au film de Kieślowski vu pendant le cours de M. Jelonkiewicz, et au « hasard aveugle » ; je rejoue, avec cette idée en tête, le récit de mon arrivée. Depuis sa chambre, Agnieszka écoute l’épouvantable Radio Wa-wa, je n’ose pas lui faire baisser le son ; alors j’écoute aussi.
Dehors, la nuit est tombée.
La température aussi.
D’en bas, je lève la tête vers ma fenêtre, noire ;
et vers celles de mes voisins, carrés de lumière.
Les prochains carrés de lumière sont loin ;
au-delà du terrain vague.
Dix-huit heures qui en paraissent vingt-deux,
les rues désertées,
silencieuses ;
larges ;
sur mon trottoir, face à moi, un homme marche,
je le croise sans voir son visage.
Je marche vers le poteau de bus.
Un bus passe, qui n’est pas le mien ;
rapide
Le banc, libre ;
l’attente, courte ;
mon bus, ponctuel.
Je monte,
par l’arrière.
Je me faufile entre les portes ; rouges et jaunes ; jamais ouvertes bien longtemps ; je me faufile entre les deux hommes assis sur les marches ; je trouve une barre ; je l’attrape ; le bus démarre ; je manque de donner un coup de coude à mon voisin. « Przepraszam. » Deux hommes en costume parlent politique ; une fille embrasse un garçon qui porte un tee-shirt Krtek ; une femme de quarante ans regardent défiler les blocs. « Przystanek : Ząbkowska. » Monte un homme ; son pantalon est en treillis ; son pied, sur le mien ; son « przepraszam », absent. Monte une vieille femme ; celle de quarante ans se lève ; la première s’assoit ; le couple n’a pas bougé. Je me raccroche à la barre. « Następny przystanek : rondo Waszyngtona. ». Une secousse ; je m’appuie contre un siège ; à mon tour, je me plante devant la vitre, et regarde défiler les blocs. Praga est calme ; sur l’aleja Zielenicka, on double une Maluch.
Avant le rondo, une étendue noire :
le parc Skaryszewski ;
les arbres, noirs ; le lac, noir ;
quelques lueurs, peut-être des fêtards.
La route s’élève ;
ou le sol s’abaisse ;
sous le pont que l’on emprunte, plus rien ;
friches,
arbres emmêlés,
un chemin, impraticable.
La rive est de la Vistule :
sauvage.
En quittant cette berge pour l’autre, sur ce pont long d’un kilomètre on croit quitter une ville
pour en gagner une autre, distincte, distante.
Sur la rive ouest, une autoroute ;
au-delà, Śródmieście ;
le Palais de la Culture,
sinistre phare.
Un arrêt, deux arrêts ;
je descends.
Immeuble numéro cinquante-deux ; code sept-clé-quatre-vingt-dix-soixante-treize ; deuxième escalier ; troisième étage ; porte sept.
« Cześć Andrzej !
— Cześć Anton, entre, Krzysztof a fait du żurek, trouve-toi une place. Tiens, là, un bol, pousse-toi Julia — Cześć Julia ! — Cześć Anton ! — C’est à cette heure-ci que tu te pointes ? — Je vois que vous ne m’avez pas attendu… — Manquerait plus que ça. — Tiens. Fais gaffe c’est chaud ! — Hey, dzięki Krzysztof ! Et cześć, au fait. — Cześć Anton, et je te mets une saucisse avec ? — Tant qu’à faire. — Smacznego. — Merci. Je suis le seul à manger ? — Je t’accompagne. — Tu bois quoi, Julia ? — La vodka du père de Tomasz. — Celle à la cerise. — La traître ! — Elle descend bien… — C’est ce que je dis. — Tu sens pas les cinquante degrés. — Cinquante ? — Tomasz ? — Oh, cinquante, je sais pas, mon père ne sait pas compter. — Remets-en moi un, on va compter ensemble ! — Et Paulina, elle n’est pas là ? — Sur le balcon, avec Roman. — Sur le balcon ? — Avec Roman ? — À fumer. — On dit ça. — Je t’en ressers ? — Quoi ? Du żurek, de la vodka ? — Ce que tu veux. — Les deux ! — Na zdrowie. — Na zdrowie ! — Cześć Paulina ! — Cześć Anton ! — Et Roman ? — Quoi Roman ? — Toujours dehors. — Il regarde la voisine d’en face. — Il peut rêver ! — S’il lui parle français… — Elle aime les Français ? — Elle veut partir à Paris. — Elle dit que les Français sont plus beaux que les Polonais. — Qui dit ça ? — La voisine. — En même temps quand je regarde autour de moi… — Julia ! — Vous, ça va, mais les autres… — Ceux qui s’habillent en treillis. — Qui sait pourquoi le treillis est à la mode ? — Le treillis est à la mode ? — Ouvre tes yeux, hé ! — Andrzej en a un. — Non ! — Quelle horreur. — Dans la rue, deux mecs sur trois… — Dans le métro, un sur deux. — Dramatique. — J’ai un copain tout doux tout gentil, Paweł, qui en porte. Je lui ai dit que ça ne lui allait pas du tout, il me dit que ça lui donne confiance en lui. — Confiance pour quoi ? — Quand il est seul dans la rue. — Hé Roman, cześć ! — Cześć Anton ! — Et la voisine ? — Et ta sœur ? — Dobrze, merci pour elle. » La soupière est vide, la bouteille descend. Roman se trouve une chaise et d’assoit à ma droite, Julia se pousse à nouveau pour lui faire de la place, et à peine rassise, se pousse encore un peu plus quand Andrzej lance un « Uwaga ! », pris par l’idée soudaine de descendre le samovar qui était en haut de l’armoire et de l’installer sur la table devant elle. « C’est un samovar que j’ai ramené de Riga. — On sait ! — Moi je savais pas. — Tu fais souvent les poussières là-haut ? — Il est beau. — J’en ai un autre plus petit, celui-là est du dix-neuvième. — Et ça, c’est pour quoi ? — Tu mets le charbon là, dans le truc, théoriquement c’est un charbon spécial qui dure longtemps… — Du charbon ? — Et l’eau est en dessous, tu te sers à volonté, la théière est là. — Malin. — T’en avais jamais vu ? — Si, mais dans les musées. — Andrzej, c’est un peu un musée. — Hé, ça commence ! — Quoi, qu’est-ce qui commence ? — Le match. — Ils en sont aux hymnes. — « Marsz, marsz, Dąbrowski… » — Moi je reste là. — J’arrive ! — Et les bières ? — Żywiec, Lech, Żubr ? — Żywiec. — Pareil. — Lech. — Ça marche. » Je reste un instant à la cuisine avec Tomasz, nous nous partageons ce qui reste de sa vodka maison ; tous les autres passent la porte de la cuisine et se retrouvent dans la chambre-salon, où le téléviseur d’Andrzej a réussi à se trouver une place parmi les livres, sur la plus grande étagère de sa bibliothèque ; sur le lit replié en canapé sont affalés Andrzej et Julia, avec à leurs pieds Krzysztof et Paulina ; Roman s’est rué le premier sur le fauteuil, et, bien calé, me fait des grands signes parce que je n’entends pas ce qu’il me dit ; je n’entends que les commentaires du match, mêlés à la musique que personne n’a baissée. « Na zdrowie Tomasz. — Na zdrowie Anton. — Et Poznań, c’était comment ? Tu es revenu hier ? — Cette nuit. Je suis arrivé à six heures, j’ai voyagé debout. — Je le vois à ta tête ! — Mais j’ai dormi en arrivant. — Przepraszam. Et donc ? — C’était juste incroyable, le week-end parfait, Karol m’a présenté toute sa bande, c’était l’anniversaire de Kamila… — « Sto lat, sto lat… » — … j’ai qu’une envie, c’est de repartir. Faut que tu viennes la prochaine fois ! Deux jours parfaits. — Perfect days ? — Comme la chanson. — Mais c’est une chanson triste ! — Pas pour moi. C’est une chanson gaie. — Une chanson gay ? — Optimiste. — Nostalgique. — Ils en sont où, à côté ? — Kurrrrrrrwa ! — Oh, ça c’est Roman. — Ils ont pris un but. — Putain de goal, vous avez vu ? — Vu quoi, Roman ? — Venez, ça repasse ! — Tu vois ? — J’y crois pas. — Quel con, quel con. — Il se l’est mis tout seul. — « C’est le terrain qui est mauvais… » — C’est ça, Andrzej, et le soleil dans l’œil aussi ! — Et le vent, le vent ! — Regardez Andrzej ! — Allez, allez, on la refait ! — J’ai le ballon. — Envoie ! — J’y vais ! — J’suis prêt. — Ooooh… — Hé ! — Manqué ! — Presque aussi mauvais que le vrai. — Ils reprennent. »
Le match se termine, la Pologne a perdu, et les bouteilles sont vides. Andrzej réveille Julia, qui s’est endormie a la mi-temps et n’a pas vu le but le plus ridicule ; il tente de lui expliquer ce qu’elle a manqué, visiblement elle se moque bien du résultat, mais elle écoute en riant, ou plutôt elle regarde, parce que les grands gestes d’Andrzej sont plus parlants que son récit, et tout le monde se tourne pour en profiter. Krzysztof s’impatiente. « Et maintenant, on va où ? — On sort. — Où ? — Paulina décide. — Euh… pourquoi pas Pawilonia… ? — Encore Pawilonia ! — Il y a vingt bars différents là-bas… — Tous les mêmes ! — Bon, Paulina ne décide plus. — La porte ! — Tu as les clés, Jędrek ? — Oui. — Je ferme la porte, tout le monde est là ? — Tak. — Bon, qui décide alors ?
— Je décide ! — On va où, Tomasz ? — Au Plan B. — Lequel ?
— Il y en a plusieurs ? — Oui, il y a le nouveau sur Nowy Świat.
— Connais pas.
— Moi je connais, mais j’aime pas. — Si Julia n’aime pas…
— Mais j’aime bien l’autre, le premier.
— Plan B…
— Sur la Plac Zbawiciela…
— C’est loin…
— Tu parles, on suit Marszałkowska et on y est dans un quart d’heure.
— Hé, hé, Krzysztof, attrape !
— La passe !
— Manqué.
— À la polonaise…
— Il y en a qui font carrière quand même.
— Mais j’avais le soleil dans l’œil ! »
Sur Marszałkowska, le silence.
À part nous, personne.
Un taxi passe ; un deuxième.
Deux hommes attendent devant un kebab ;
je crois que celui-ci reste ouvert toute la nuit.
Sur la Plac Defilad, il fait noir ;
seul le dernier étage du Pałac Kulturi est éclairé ;
comme suspendu ;
en dessous, rien, une tour noire sur un ciel noir.
Dans les galeries qui passent sous Jerozolimskie, rien non plus ;
exceptées deux silhouettes, entre les boutiques :
deux agents qui patrouillent, dans leurs gilets jaunes ;
et ne se parlent pas.
Un tram passe, vide ;
sûrement le dernier de la journée, qui rentre au dépôt.
Andrzej et Krzysztof trottent ;
Paulina traîne la patte ;
elle dit que Pawilonia aurait été plus prêt.
Wspólna.
Hoża.
Wilcza.
Piękna.
Sur la Plac Konstitucji, du monde devant U Szwejka ;
le restaurant tchèque est toujours complet ;
dehors, on attend ;
on tape du pied, on tape dans ses mains ;
d’impatience, mais aussi surtout de froid.
Hôtel MDM.
Koszykowa.
Mokotowska.
Wyzwolenia.
Nowowiejska.
Plac Zbawiciela.
Devant nous : une église ancienne ;
la seule du quartier.
Dressée comme le palmier d’une oasis,
elle parvient à hisser bien haut son clocher bleu,
au dessus des blocs réalistes-socialistes,
seule, fière, rescapée.
À notre gauche : rien — à première vue ;
car, de l’extérieur, rien n’est visible.
Au dessus des arcades, pourtant, il y a un nom :
une enseigne signale le bar,
discrètement.
Nous traversons la place.
Paulina râle ; Krzysztof chante ; les autres rient.
Comme les habitués que nous sommes, nous poussons la porte, immédiatement la musique se fait entendre et l’on croise deux étudiants qui descendent l’escalier, ils parlent anglais, mais avec des accents différents, ce sont probablement des Erasmus, on les laisse passer, et l’on monte l’escalier, sombre, mais très coloré parce que peint, et tagué, et couvert d’affiches ; et étroit aussi ; Kamila est tombée, ici, la semaine dernière, il faisait noir, elle n’avait bu qu’une bière pourtant ; là-haut, le bar est plein comme d’habitude, on ne s’entend plus parler, Tomasz me dit à l’oreille « Je vais voir s’il y a des places au fond », il se fraie un chemin dans la foule, je le perds de vue, puis quand il reparaît il fait de grands gestes qu’on interprète tout de suite, on les connaît par cœur ; Roman prend tout de même la peine de traduire, il me dit « C’est plein, ici, on commande au bar et sort boire dehors, ça marche ? » ; je ne réponds pas, il sait que ça marche toujours pour moi, en guise de réponse je m’approche du bar, je glisse quelques « przepraszam » aux gens que je bouscule, pour la forme, même si je sais qu’on ne m’entend pas, et quand j’atteins le comptoir je m’y accroche bien, et je commande pour tout le monde, sept piwa, dont deux z sokiem pour les filles ; j’appelle Andrzej à l’aide pour tout transporter, les autres sont déjà dehors.
Je les rejoins.
Un taxi s’est arrêté pour nous proposer une course, pensant que nous avions fini la soirée.
« Les bières !
— Dzięki ! »
Un autre groupe est descendu en même temps que nous, et la place n’est plus aussi vide. Andrzej et Roman sont allés demander des cigarettes à nos compagnons de trottoir, et s’éternisent avec eux ; je ne cherche pas à me mêler à la conversation ; je reste à part, à les écouter. Très vite, je perds le fil, je n’écoute plus rien, je crois que ces types viennent de Łódź, l’un d’eux a dit qu’il était étudiant en cinéma, mais à vrai dire je m’en fiche pas mal, je décroche et les regarde parler, Andrzej s’agite, quand il s’agite comme ça c’est qu’il cherche à être convaincant ; l’autre a l’air attentif ; sa bière est vide, et j’ai vu Roman remonter dans le bar, je crois qu’il est partir lui en chercher une autre.
Le taxi avait raison d’attendre sur la place, trois filles sortent du bar et lui font signe.
Quand il démarre, je les suis des yeux.
Ils prennent à gauche ;
ils descendent Marszałowska ;
peut-être vont-elles à Mokotów ;
ou à Ursynów.
Andrzej parle fort.
Roman est revenu, avec deux bières.
Le type de Łódź en prend une.
Son copain ne boit rien,
je lui en paierais bien une aussi.
J’entends, par bribes, ce que dit Andrzej.
« Je n’ai jamais été à Łódź. »
Moi non plus.
Le type de Łódź s’appelle Michał.
Il demande :
« Tu es à Varsovie depuis longtemps ?
— Quelques années.
— Et… pourquoi, Varsovie ? »
« Dlaczego, Warszawa ?
Antonin Crenn
Écrit à Varsovie et Paris, mai 2009