Alors son interprétation est moins sensuelle

« Tu as vu ? La femme, en haut à droite. » Juline a l’œil pour ces détails. Ce n’est pas un détail, d’ailleurs : c’est une personne. Mais je suis trop assommé par le contenu du discours. Je dis : « Puisque les bars sont déjà fermés, puisque les événements sont interdits, les seules choses qu’on peut encore faire le soir sont sans danger : se promener dans des rues désertes, ou voir un film à la dernière séance, dans une salle quasi vide… » Et voilà qu’il annonce, dans son spectacle télévisé, qu’il nous interdit ça aussi. Son rôle est tellement aberrant que j’oublie d’observer les autres personnages de la scène : la femme, dans le cadre en haut à droite, qui interprète la parole officielle en langue des signes. Juline me dit : « C’est l’une des deux femmes qui était à la bibliothèque Saint-Éloi. »

Mais oui, elle a raison. Il y a un an, j’avais lu quelques passages de L’épaisseur du trait. Deux femmes traduisaient en simultané. Je reconnais l’une d’elles sur l’écran. Je ne comprends pas ce qu’elle dit, mais c’est intéressant de la regarder. « Tes mots étaient plus agréables que ceux de Macron », me dit Juline. C’est vrai. C’est parce que j’ai écrit mon texte avec une ambition littéraire (ce que lui ne prétend pas faire), mais surtout : parce que j’y décris des moments doux. Dans mon roman, il n’est pas question de punir les pauvres en les enfermant chez eux. Mon personnage parcourt son quartier (et l’ailleurs) pour grandir en liberté.

Les gens m’avaient dit que la lecture était belle, grâce aux deux femmes qui m’accompagnaient — grâce à cette femme-ci, particulièrement, car c’est elle qui a traduit le passage le plus sensuel, presque érotique. C’était délicat. On m’a dit que son corps avait décrit des mouvements étranges et gracieux ; qu’on avait senti, même sans comprendre la langue des signes, juste en observant son corps à elle, la sensualité des deux corps que je décrivais, moi, par ma voix. « Mais là, forcément, le discours est très différent, alors son interprétation est moins sensuelle qu’avec toi », dit Juline à propos de la télé.

Alexandre vient d’arriver à Rome. Il n’erre pas, il ne flâne pas : il explore son environnement. Le soir tombe et la nuit l’engloutit. Soudain — non, pas soudainement, plutôt doucement, très doucement — il sent une présence à ses côtés : une chaleur, du désir. Un corps inconnu, mais déjà familier. L’espace entre ce corps et celui d’Alexandre s’étrécit peu à peu. On se frôle. On respire le même air. Il n’y a plus de barrière : on se touche et on s’embrasse. C’était ça, à la bibliothèque Saint-Éloi. Le discours que cette femme a interprété, mercredi soir, n’était pas seulement différent de mon histoire. Il était exactement son contraire. Moi, je préfère marcher la nuit dans la ville, je préfère sentir les corps vivants. Alors il reste le rêve et la fiction. Mais ça ne suffira pas. Vivre dans l’imaginaire : ça tiendra combien de temps ?

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