B*, B*, tu me rendras fou !
Ce midi, j’ai mangé avec S*. Elle m’a raconté qu’hier, me voyant dans un état si lamentable, elle a pris une initiative. Le soir, elle a envoyé un SMS à B* qui disait quelque chose comme : « Aujourd’hui Antonin avait envie de te dire quelque chose, mais il n’a pas réussi. Ce serait bien que tu ailles le voir la prochaine fois. » Et lui, il a répondu (assez copieusement, m’a-t-elle dit, alors qu’il est plutôt muet d’habitude, même par écrit) qu’il avait remarqué que j’étais bizarre hier. Qu’on voyait bien que j’allais mal (c’était tellement flagrant !). Et qu’il a bien vu que j’avais tenté de l’approcher. Et vous savez ce qu’il a dit à S* ? Qu’il était « intimidé » par moi ! Non mais, et puis quoi encore ? Il est fou, ce type ! Comme si c’était à lui d’être intimidé par moi ! Ce qu’il ne faut pas entendre… En même temps, je l’avoue, c’est plutôt touchant.
C’est touchant, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick. C’est tout lui : il me voit dériver, il se rend compte que j’ai un problème vis-à-vis de lui, et il n’est pas foutu de venir me voir. Ça ne me surprend pas. C’est toujours aux autres de le solliciter : lui, il ne va jamais vers les autres. Impossible de savoir ce qu’il pense de nous.
Ou alors, tout passe dans son regard. Ça, oui, il a un regard très expressif. Parfois, quand on est ensemble, je le vois : ses yeux me demandent si je vais bien, pourquoi je suis comme ça, ce qui ne va pas. Ses yeux me le demandent, mais pas lui.
Je remercie S*. Surtout, elle a bien fait de ne pas m’en parler avant d’envoyer ce message, car je lui aurais interdit de le faire. Elle a pris une bonne initiative. Je me méfie des intermédiaires, qui se mêleraient de faire ce que je n’ose pas faire moi-même, mais elle l’a fait intelligemment.
Bien sûr, elle n’a pas dit à B* la nature de mon problème. Elle ne se l’est pas permis. Alors, il voudrait savoir ce que c’est. Eh bien, viens me le demander !
J’espère que je ne le perturbe pas. Je m’en voudrais. Surtout que j’ai le chic pour choisir le moment : en plein pendant le bac.
Je ne sais pas si c’est ça, être amoureux. Finalement, je lui trouve plein de défauts. Vous avez bien vu : dans ces dernières pages, je ne suis pas très flatteur. Est-ce qu’on voit les défauts de l’autre quand on est amoureux ? Mais si ce n’est pas de l’amour, je ne sais pas quel autre sentiment pourrait me mettre dans cet état.
Au fait, je me suis fait une réflexion. Certains hétéros ne croient pas à l’amitié garçon-fille : ils pensent qu’il y a toujours une ambiguïté. Vous connaissez sans doute la chanson. Et pour les homos, alors ? Moi, suis-je capable d’être ami avec un garçon ? Avec l’ami que j’avais, on voit ce que ça donne : B*. Mes autres amis, qui sont-ils ? S* : fille. Adeline : fille. Qui encore ? Mathieu, peut-être. Tiens, un garçon.
Selon cette théorie, si je suis ami avec un mec, il y a un risque de ma part. Mais si je suis ami avec une fille, il y a donc un risque de sa part : elle pourrait tomber amoureuse de moi. Ben merde alors ! Avec qui pourrais-je avoir une amitié franche et sans faille, comme celle que partagent deux garçons ou deux filles hétéros ? Une seule solution : être ami avec une lesbienne. Ah, ça ne va pas être facile à trouver.
Mais, si je suis ami avec une lesbienne, ce ne sera pas pareil que la fameuse amitié virile entre hétéros. Parce que les deux mecs hétéros, ils sont pareils : ils ont le même sexe, et ils aiment les filles. Ce sont des points communs non négligeables. Je n’aurais pas ça en commun avec une lesbienne. La seule personne avec qui j’aurais ça en commun, ce serait un pédé comme moi. Mais on retomberait sur le problème de l’ambiguïté possible.
Vous voyez : être homo, ça bouleverse non seulement la vie amoureuse et sexuelle, mais aussi la vie amicale, c’est-à-dire, finalement, toute la vie sociale. C’est fou.
Autre chose. J’ai fait un rêve très marrant cette nuit. J’étais avec S* et M. T* (mon prof de maths de l’année dernière, que S* avait encore cette année). Sandrine lui dit : « Vous devriez venir manger à la maison avec vos enfants. » Il lui fait remarquer qu’elle est indélicate, car elle se permet de mêler cette invitation à quelque chose de très intime : ses enfants. Or, il n’a pas d’enfants. Elle s’excuse. Elle lui dit : « Eh bien, venez avec votre copine » (oui, elle dit « copine » à M. T*, qui est un homme de soixante ans, et qui est tout de même son prof). Il lui répond : « Tu veux dire mon copain ? Non, il ne voudra jamais. » S* : « Ah, parce que vous… ? » Et elle est mal à l’aise. Moi, je rigole. Je me dis, dans le rêve, que je me suis toujours douté qu’il était pédé. Ensuite, je me retrouve seul avec lui. Il me parle de sa vie, de son compagnon. Je n’ose pas lui dire que je suis homo aussi ; il me semble pourtant que ce serait intéressant de le dire. Il me dit que, si ça se trouve, son copain a le sida. Je lui demande pourquoi il imagine une chose pareille… Il répond que son copain fréquente beaucoup d’autres hommes. Ça me surprend. Je m’exclame : « Ce n’est pas votre genre, un homme pareil ! » et il me répond : « Tu sais, quand on est amoureux… »
Un autre rêve. C’était tellement réaliste que j’ai cru que c’était réel. Mais ce n’est pas très crédible, alors, après coup, j’ai conclu que c’était un rêve. Je regarde le Zapping sur Canal + et je vois la séquence suivante : au journal de TF1, un sujet où l’on voit deux hommes se rouler une pelle terrible. Puis, Claire Chazal qui demande à son invité (c’était Johnny, je crois) : « C’est votre truc, ça ? » et lui qui répond, un peu dégoûté : « Oh non… » Et elle, franchement dégoûtée : « Beurk ! On va essayer d’oublier ça, je passe le sujet suivant. » Fin de la séquence du Zapping.
Plus tard
Le téléphone vient de sonner. J’allais répondre au poste qui est dans la chambre de Juline, mais il ne marche pas. D’habitude, je me précipite sur l’autre poste, dans le séjour. Mais là, je me suis dit : « Merde, et si c’était B* ? » Pourtant, B* ne téléphone jamais. Il m’a téléphoné une seule fois, l’année dernière, et moi je ne l’ai jamais appelé. C’est tout de même à lui que j’ai pensé, à l’instant : j’ai eu peur qu’il m’appelle, suite au message de S*. Alors, au lieu de me dépêcher, j’ai été très lentement vers le séjour. J’ai laissé sonner. Je suis arrivé trop tard. Et j’ai composé le 3131 pour savoir qui avait appelé. Pas de numéro enregistré. Ça devait donc être maman : ça fait ça quand elle appelle depuis son travail.
Plus tard
J’ai acheté Le Monde pour Juline parce qu’il y a un livre d’art avec le journal du samedi. Cette semaine, c’est sur Michel-Ange. Je ne pensais pas que ça m’intéresserait, mais je viens de le regarder et je suis resté fasciné par la beauté de ces œuvres. Je ne les avais jamais observées avec attention. Il y a tant de force dans ces corps, c’est magnifique.
Je savais qu’il était pédé, mais j’ignorais que ça tenait une place si importante dans son œuvre. L’un des objets de sa création, c’est ce tiraillement incessant entre la foi et ses passions « déviantes ». Il ne peignait (et ne sculptait) que des hommes ! Parfois des femmes, mais d’après des modèles masculins. Ça c’est surprenant.
Voilà : j’ai appris quelque chose aujourd’hui. J’ai étendu ma culture artistique. Je prenais Michel-Ange pour un vieux classique poussiéreux, et j’ai pris un plaisir fou à contempler ces reproductions. Ça m’a fait penser à la fois où nous sommes allés au musée Rodin. J’étais fasciné. Se retrouver face à une statue qui dégage tant de vie, tant de force, et avoir la possibilité de tourner autour pour en explorer toute la beauté… Parfois, je restais pour fixer un détail qui me bouleversait : tel muscle, telle partie de l’anatomie encore plus vivante qu’en réalité. Comment fait-on pour rendre vivant un bloc de pierre ?
Ce que j’écris est d’une banalité ! J’aimerais tant savoir m’exprimer… retranscrire mes émotions comme je les éprouve ! C’est frustrant : quand je veux écrire les choses aussi fortes que je ressens, ce ne sont que des banalités. Encore quelque chose qui me fascine : le talent littéraire. Il y a des auteurs qui savent te bouleverser avec une phrase, comme ces peintres qui te retournent avec trois coups de pinceau. Ça me rend fou.
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no5 (intitulé B*, 8 juin – 1er août 2005), j’ai dix-sept ans.