Samedi 5 février 2005

Ce matin, contrôle de maths. Rien de plus facile, comme d’habitude. Les maths, j’ai toujours considéré que c’était le plus facile. C’est toujours la même chose.

Ma semaine ? Depuis mercredi, M* est absente. Elle est malade ! C’est pas très gentil de ma part, mais : ça ne m’a pas déplu. J’ai eu plus de place en cours – j’aime bien être seul à ma table. Et surtout, B* était plus accessible. On a pu causer un peu. Pas forcément de sujets très profonds, mais simplement se voir. C’est un ami, quoi.

Hier, M* est passée chez moi, prendre les cours à rattraper. Elle n’est pas entrée, seulement « passée ».

Jeudi, j’ai eu sport. Je le redoutais depuis plusieurs jours… Finalement, ça ne s’est pas passé plus mal que d’habitude. Mais j’ai horreur de ça, que voulez-vous ! Je passe l’épreuve du bac lundi prochain. Ça va être une catastrophe. Mais je m’en fous ! Je n’y pense même pas. Ce qu’il y a de bien, c’est que ça me fera rater le cours d’éco. Je n’aurai qu’une heure de cours dans la journée, parce que les profs d’anglais et d’espagnol seront absents. J’aurai de la perm, et la perm c’est super.

Enfin, ça dépend avec qui. S*, elle bosse, alors c’est pas marrant. Il faut que je me trouve avec des tire-au-flanc comme moi, c’est mieux… mais pas le premier cancre venu, non plus ! L’idéal, c’est Mathieu. Ce type est une vraie tronche, j’aime bien causer avec lui. Jeudi après-midi, on avait deux heures de perm, je les ai passées avec lui et Jérôme. Jérôme, c’est le genre de type que je trouve infréquentable, mais que je fréquente quand même. Le genre de type que je rangerais volontiers dans la catégorie « facho », mais facho au sens large. Attention, portrait : son père est militaire et, lui, il est fasciné par l’armée. Il veut devenir flic – à l’antigang, ou quelque chose comme ça. Il fait un TPE sur les centrales nucléaires. Il prend des cours d’arts martiaux ou d’autodéfense. Il s’habille en kaki. Il est (à mon avis) assez intolérant. Mais j’aime bien causer avec lui : c’est intéressant. Il est intelligent. Ce n’est pas le con de base, il sait de quoi il parle. Et il n’est pas si intolérant que ça, finalement puisqu’il parle avec un gauchiste comme moi (il ne sait pas que je suis pédé). On a donc causé tous les trois, un petit débat sympathique qui ne devait pas voler bien haut, une discussion politique au CDI sous l’œil amusé de Martin, le surveillant. À la fin – on allait quasiment rentrer en cours –, on a dérivé. On a parlé d’homoparentalité. Et des enfants qui vivent avec des parents séparés. Mathieu dit qu’il est contre l’homoparentalité : c’est trop perturbant pour l’enfant, il lui faut un repère masculin et un repère féminin pour se développer normalement. Un garçon qui a deux mères ne peut devenir que pédé ! Moi, je n’aime pas ce discours – même si c’est peut-être vrai ? Bêtement, je fais le parallèle avec les familles monoparentales : si on peut vivre avec une mère et pas de père, alors pourquoi pas deux mères ? Il n’est pas d’accord : il dit que les enfants de parents séparés sont perturbés, eux aussi. Alors, bêtement, j’ai voulu prouver que non – alors que ça me perturbe, moi, de ne plus avoir mon père. Et j’ai pris B* à témoin, qui était là. C’était stupide de ma part, parce qu’il vit très mal sa situation. J’ai essayé de m’en sortir en disant : « C’est différent. Un enfant qui a un père, mais qui ne vit pas avec lui, est malheureux. Ce père lui manque. Mais s’il a deux mères, il n’a jamais eu de père, donc ce père ne peut pas lui manquer. » Je pense que c’est vrai.

Le soir, j’ai envoyé un mail à B*. Je voulais rapidement m’expliquer, parce que j’avais peur qu’il n’ait pas aimé que je parle de lui. Je lui ai expliqué que, en fait, c’est moi-même que j’essaie de persuader que le fait de ne plus avoir de père n’a aucune incidence sur mon développement. En clair : s’il s’avère que je suis pédé, je ne veux pas croire que c’est dû au manque de repère masculin dans ma famille, au fait d’avoir grandi avec ma mère et ma sœur… Cette idée ne me plaît pas du tout. Je préfèrerais que l’homosexualité soit innée, et non acquise. Que personne n’y puisse rien. Que je sois né comme ça.

Si on lit Freud – j’en ai lu des petits bouts, juste pour me renseigner –, on voit que je correspond vachement à son schéma. Pas de père, d’où : complexe d’Œdipe mal résolu, d’où sexualité perturbée. Pas de référent homme, donc pas d’identification, donc : homosexualité. Paf. C’est donc à cause de mon enfance. C’est un peu simpliste, je trouve !

Plus tard

J’ai lu Vacances de printemps, le Lapinot écrit par Frank Le Gall. Il est terrible ! Puis on a regardé tous les trois Mystic River de Clint Eastwood. Maman a loué le DVD. On est des gens modernes à présent.

Je reprends ce que je disais ce matin. Je vais l’écrire comme un dialogue. Vous allez penser que la référence est prétentieuse, mais c’est un peu comme Platon et ses dialogues philosophiques : quand on a quelque chose à démontrer, c’est plus simple en dialogue. Ce dialogue est entre vous et moi. Je commence, si vous permettez :

« Je pense que, si je suis homo, je suis né comme ça.
— Tu nies l’évidence ! Tu correspond exactement au schéma, tu es presque un cliché. Tu n’as plus de père et, même avant ça, tu ne vivais pas avec lui. Tu évolues dans un milieu féminin.
— Alors, l’homosexualité est le résultat de la situation vécue dans l’enfance ?
— Oui.
— Alors, mon oncle G*, le frère de ma mère : il n’a pas connu son père et, pire que moi, il a vécu avec trois sœurs ! Eh bien, il n’est pas pédé. À l’inverse, certains le sont, alors qu’ils ont grandi dans un schéma familial traditionnel.
— Tu prends un cas très précis, d’un côté, et de l’autre côté tu dis ce mot flou : « certains »… Il y a toujours des exceptions…
— Tiens donc ? Alors, à quoi ces exceptions seraient dues ?
— À la manière dont l’enfant a vécu la situation, avec sa sensibilité propre…
— Ah ? Il y a donc quelque chose, chez ces enfants, qui fait qu’ils vivent les événements d’une manière différente ? Et cette différence, à quoi tient-elle ?
— Euh…
— Voilà : c’est inné. Si cette situation m’a affecté de cette façon, moi, c’est parce que j’étais déjà homo ou destiné à le devenir. Alors qu’un autre aurait continué à se développer normalement, entre guillemets.
— Ouais, ça se tient.
— Bien sûr que ça se tient, eh. »

Voilà ce que je pense, en gros. Je dis peut-être des âneries, mais je crois que ça a le mérite d’être réfléchi.

Je ne sais pas si c’est bien de m’analyser autant. Ça devient une manie : tous mes sentiments, j’essaie de les comprendre. Le plus souvent, je ne les comprends pas, et je les maîtrise encore moins… mais je les ai retournés dans tous les sens. Je pense que ça va m’aider de faire cela. Mais d’autres fois, je me dis qu’il faudrait que j’arrête de me prendre la tête. D’une part, parce que je me torture, et que ce n’est pas bon pour le moral. D’autre part, parce que j’ai peur, à cause de ça, de perdre en spontanéité. Que mes sentiments, à force d’être analysés, deviennent artificiels. Après tout, le sens commun fait de la spontanéité une qualité. Je ne veux pas devenir un intellectuel torturé, un poète maudit, ou je ne sais quel génie malheureux. On peut vivre heureux et insouciant, non ? Je ne sais pas. J’ai tendance à penser que les insouciants – dont M* est l’archétype – finiront par tomber de très haut. Ou bien qu’ils resteront insouciants, mais passeront à côté de beaucoup de choses dans leur vie.

Quand je m’analyse ainsi, c’est de mes doutes sur ma sexualité que je parle. J’ai peur de me mettre de fausses idées en tête. De me monter le bourrichon en me persuadant que je suis homo. Ce que je devrais faire, c’est : me laisser aller, faire selon ce que je ressens. Mater qui je veux sans me demander pourquoi je mate untel plutôt qu’une telle. Tomber amoureux, peu importe si d’une fille ou d’un garçon. Hum, hum… C’est bien joli, tout ça, mais je me connais !

Et maintenant, que vais-je faire ? Travailler ? Pourquoi pas… Hin hin, quelle naïveté ! Comme si j’allais travailler…

J’ai trouvé un texte de Nietzsche incroyable en feuilletant le manuel de philo. J’ai lu les textes de Schopenhauer, ça me parle, mais c’est tellement noir ! J’ai lu un peu Nietzsche aussi. Je suis tombé sur ce texte qui m’a bluffé. L’« espèce d’hommes rares » dont il parle, j’ai l’impression que c’est moi. J’en cite un morceau : « Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur si cela est nécessaire. Mais autrement, ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d’ennui pour que le travail puisse leur réussir. […] il peut faut le supporter, en attendre l’effet à part eux […]. Chasser l’ennui, de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. »

Voilà pourquoi je passe tant de temps à ne rien faire : il vaut mieux ne rien faire que faire une chose qui ne me plaît pas. Quelle présomption de prendre Nietzsche comme alibi de ma fainéantise !


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

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