« Et ces moutons ! ils ont des cornes !
— C’est parce que ce sont des chèvres.
— Et ces coqs, ils s’appellent comment ?
— Des poules. »
Ils traînaient les pieds pour traverser le quartier, une heure plus tôt, dans le froid. Mais maintenant qu’il s’agit de courir après les poules, ils sont bien contents d’être dehors. Moi aussi. J’aime bien caresser les chèvres, comme tout le monde.
« On pourra toucher les cochons ?
— Vous pouvez entrer dans les enclos, mais calmement. J’ai pas forcément envie que les animaux soient aussi excités que les collégiens. »
Plusieurs d’entre eux sont déjà venus ici : c’est vrai que c’est une attraction, cette ferme maraîchère de l’avenue de Stalingrad. Inattendue, au milieu des cités, à deux pas du collège et du métro. Et c’est vrai qu’ils sont excités. À cause des animaux, oui, évidemment ! Mais pas seulement. Cette activité « recyclage du papier » a pris une tournure que je n’aurais pas soupçonnée. Elle n’avait rien pour provoquer, a priori, une ambiance de stade de foot. Mais nos sixième d’Elsa-Triolet ont une tendance à l’enthousiasme qui dépasse les prédictions.
« Ici à la ferme, on n’aime pas jeter. Alors on récupère et on transforme. »
Les mômes commencent à déchiqueter menu, dans des bassines, les catalogues et journaux qu’on leur donne. Ça, déjà, c’est marrant à faire. Après, il faut mixer : c’est un peu intimidant. Puis, quand A., l’animateur, plonge un tamis dans la tambouille grisâtre : moues concertées dans l’assistance. Il dépose le cadre de bois sur deux tasseaux :
« Et on recouvre avec le tissu.
— Repose en paix », dit un petit malin.
Le résultat, c’est une feuille de papier reconstituée, plaquée sur le linge, que A. tend à bouts de bras pour le montrer à l’assistance, à la manière de sainte Véronique présentant le visage du Christ imprimé sur son voile. Dans la salle : total respect.
Puis, ce sont des prénoms scandés : « Amsha ! Amsha ! », « Aïssatou ! Aïssatou ! », pour encourager les joueurs et les joueuses descendant dans l’arène – que dis-je : pour les chauffer, pour les galvaniser. Le tamis plongé dans la bassine : des cris de joie. Le linge posé délicatement sur le cadre : le public retient son souffle. La pression monte. Les deux mains du gladiateur (de la gladiatrice ?) saisissent fermement l’ouvrage, car le mouvement suivant est décisif. Recueillement. Inspiration. Et c’est le grand saut vers l’inconnu : retourner rapidement le tamis ; taper d’un coup sec sur les tasseaux. Le surplus d’eau gicle sur le sol ; les applaudissements fusent. Les deux mains soulèvent le voile précieux : la feuille de papier est là, bien formée. La présence réelle, offerte à la foule. La foule qui tape des pieds, qui siffle, qui lance des hourras. Il fait de plus en plus chaud dans la salle : la ferveur est brûlante, les supporters sont bouillants. Un par un, une par une, les mômes se succèdent sur le ring : le volume sonore monte d’un cran à chaque fois. Et la pression aussi. Pour les ultimes challengers, elle est énorme. Mais la joie populaire ne faiblit pas : elle fait pousser des ailes aux plus timides.
Depuis leur pré glacé, je suis certain que les bêtes perçoivent la rumeur du monde, les bravos, les hourvaris. Ils sentent la chaleur : ils ne sont pas seuls.
Après le pique-nique, après le balayage des papiers déchirés, après le rangement dans l’ordre et avec le sourire, un groupe se forme. Les garçons et les filles forment un cercle au milieu de quelques-uns, qui dansent. Oui : qui dansent. Les autres tapent dans leurs mains. Ils acclament, ils accompagnent, ils encouragent. Ils emplissent le volume de cette grange avec leurs voix et leurs rythmes. Avec leur joie. Et moi, j’ai écouté, j’ai regardé.
Laisser un commentaire