« Je serai institutrice pour faire chier les mômes », dit Zazie à son oncle Gabriel. Alors il répond : « Tu sais, d’après ce que disent les journaux, c’est pas du tout ça l’éducation moderne. On va plutôt vers la douceur, la gentillesse, la compréhension… » Et il a raison. Ça demande une énergie dingue : écouter ceux qui parlent, détecter les signaux de ceux qui ne parlent pas, interpréter, comprendre, répondre aux attentes, en éveiller de nouvelles. Et même moi qui ne suis pas instituteur, ça m’épuise. Deux heures d’atelier pompent toutes mes ressources. En général, je suis bon à ça. Mais ce lundi, bof. J’étais en pilote automatique. Pas grave. La semaine dernière, six ateliers : trois au collège Fabien (deux avec une classe, un avec une autre), un avec mon groupe de Rosny, un au foyer de jeunes, un au lycée Condorcet. Le jeudi soir, j’ai dit à mon petit Pierre que j’étais crevé. Je n’ai pas parlé d’autre chose que du travail, mais je savais déjà que ce n’était pas le travail qui m’épuisait. Un trop-plein : Antonin le gentil, à l’écoute de tout le monde. Même dans « Pédale, pédale » c’est le rôle que je me donne. Je coordonne, je planifie, je m’adapte aux autres. J’ai eu plusieurs amis, quasi-amis ou camarades, qui n’attendaient que ça de moi : une sorte de psy ou de mentor, celui qui encourage et accompagne. Une relation basée là-dessus ne peut pas aller loin. Je parlais de Pierre, mais ce n’est pas à propos de lui que je dis ça, car lui, il trouve toujours un moyen de me le rendre, de trouver un équilibre, une réciprocité qui n’est certes pas une symétrie : on ne s’offre pas la même chose, mais on s’offre autant. Il demande ce qu’il peut faire pour moi. Des câlins. Je suis un corps à chouchouter. Je le dis autrement : je dis que je ne veux pas sortir ce soir. Il avait envie d’aventures, comme toujours. Moi, j’ai envie de dormir. Première fois qu’on regarde un film au lit ensemble. J’ai choisi Zazie dans le métro en expliquant : « J’ai besoin d’un doudou. » Il était déçu de ne pas le découvrir au cinéma, mais il a dit d’accord. Pour me faire plaisir. Il s’est blotti contre moi. Il s’est occupé de moi. Peut-être que je testais sa capacité à m’écouter. Le mot est horrible : « tester ». J’ai pourtant mis à l’épreuve mes amis, mes amoureux, mes aimés (il faudrait un terme générique qui englobe sans effacer, qui additionne sans hiérarchiser). Jean-Eudes me trouve irritable, plus susceptible que d’habitude, un peu triste, alors que les inconnus me trouvent joyeux, patient, disponible. En rentrant du lycée vendredi, je me suis comme effondré. En y repensant aujourd’hui, je ne suis pas encore sûr d’avoir compris ce qui s’était passé. J’analyserai. Ou pas. Est-ce nécessaire ? L’important, c’est que l’ami a répondu présent. Il n’a pas choisi le moment, je le lui ai imposé. Il était là quand même. Longtemps que je n’avais pas pleuré comme ça, c’est-à-dire : pas devant un film, mais sur mon propre sort. Puis je me suis enterré dans une petite grotte provisoire. J’ai dit à Jean-Eudes d’aller chez ses amis sans moi. Pas l’énergie de porter un masque : celui de la légèreté attendue dans ce moment festif, alors que léger je ne le suis pas du tout. Je pèse une tonne, je m’enfonce dans le lit et j’y passe le weekend.

Le moindre changement d’emploi du temps me fout en l’air. Je suis toujours sensible à ça : je n’aime pas attendre. On peut me dire : « J’arrive dans trois heures » — alors ces trois heures ne sont pas une attente, mais un moment plein que je choisis de consacrer à quelque chose ou à quelqu’un, à pas grand-chose ou à moi-même. Un peu de solitude ne me dérange pas. Parfois elle me réjouit. Mais ne pas savoir si elle durera cinq ou trente minutes me provoque d’étrange ravages. Au-delà de l’irritation ; une quasi-détresse. Ces minutes suspendues sont perdues. Pas vraiment vécues. Le gâchis d’un temps précieux, crucial, que je n’aurai pas partagé avec mes amxxx (insérer ici le mot générique que je réclamais plus haut). Il y a des gens que j’aime et que je n’ai pas vus depuis des mois. Et toi, tu te permets d’arriver en retard ? L’irrespect d’une politesse élémentaire, certes. Mais ma réaction, oh, c’est au-delà du froissement légitime. Je ne suis pas tous les jours si susceptible. Là, c’est le symptôme de quelque chose.

Des messages m’arrivent. Facile de répondre aux sollicitations des presque-inconnus : trois mots rapides, un emoji et basta. Mais les amis ? Ceux qui me racontent des choses importantes ? Les gens qui m’offrent beaucoup doivent attendre beaucoup. Ils me paralysent un peu, ces messages-là. Je me dis : « J’attends le bon moment, j’attends la disponibilité mentale, j’attends d’avoir le temps de leur consacrer le temps qu’ils méritent. » Et je ne réponds pas. Alors je culpabilise. Moi qui connais si peu la culpabilité. Ça aussi, ça doit être le symptôme de quelque chose.

Juline appelle. On ne s’est pas parlés depuis un moment — et donc, pas de toutes ces choses que je viens d’écrire. Je dis : « Je n’ai pas beaucoup de temps, on part dans un instant, on est invités à dîner. » Elle demande : « Ça te fait plaisir d’y aller ? Ou ça te demande un effort ? » Voilà, c’est immédiat. Elle me pose cette question. Justement maintenant. Elle l’a senti.