Antoine, tes yeux !
Les volets
Jumeaux
Antoine, tes yeux !
Antoine Boutarel : c’est un garçon à qui je ne donne pas tellement plus que son âge, mais pas vraiment moins non plus. Je dirais : plutôt grand ; mais je ne suis pas plus petit que lui pour autant. Brun. Absolument. Il a les cheveux bien courts autour des oreilles, et la nuque dure qui gratte un peu, mais aussi des mèches ébouriffées sur le sommet de la tête. Le visage est un peu vif — non pas au sens de coupant, car ce ne sont pas des angles aigus — mais vif comme peu l’être une forme dessinée avec une grande netteté : une silhouette découpée au ciseau d’un geste tendre, mais assuré. Un joli contour à la surface un peu trop lisse, car la barbe est rare et pourtant rasée de près, ou alors parce qu’elle ne pousse jamais ; s’il n’y avait pas la nuque, le piquant aurait manqué. Et les yeux… Eh bien, les yeux… Antoine, tes yeux ?
Antoine Boutarel a les yeux bleus : ce n’est pas faux de le dire, mais ce n’est quand même pas vrai. On peut croire cela quand on rencontre Antoine pour la première fois, si on l’aborde du côté droit comme ce fut mon cas. Si on le découvre par l’autre côté, on sera tenté de dire : Antoine a les yeux verts. Ce n’est pas vrai non plus, mais pas tout à fait faux pour autant. Il est plus juste de dire que c’est son œil gauche qui est vert, et le gauche uniquement : un iris vert franchement vert, qui tire plus sur le jeune que sur le bleu. Un iris aussi acide et lumineux que l’autre est doux et profond. Bleu, incontestablement bleu.
Antoine Boutarel a l’air d’un garçon très sûr de lui, mais c’est parce qu’il fait bien semblant. Il n’est pas tout à fait certain encore de savoir qui il est et ce qu’il voudrait être (ce n’est pas très grave car il est encore jeune), et il compte beaucoup sur vous pour exister. Il vous donne à voir ce que vous voulez bien voir : un grand garçon rêveur au regard bleu délavé, un jeune homme espiègle aux yeux verts perçants. Il joue le rôle que vous lui donnez, et avec beaucoup de facilité car c’est un petit malin, mais sans cynisme ; je peux vous assurer qu’il n’en tire aucun profit. Il le fait par curiosité, simplement. Et aussi un peu pour vous faire plaisir. Mais alors, Antoine, tes yeux ? Bleus ou verts ?
Un matin. Il est très tôt (le ciel est encore sombre et s’illumine peu à peu de bleu), mais la saison est douce et les marronniers sont encore verts. Il fait bon, on est tous les deux dehors, on marche. Antoine fait quelques pas plus rapides pour me dépasser, et il s’arrête devant moi. Je m’arrête aussi. Il me fixe droit dans les yeux. C’est troublant. Mon œil droit voit son œil vert, mon œil gauche son œil bleu. Je ferme les paupières alternativement pour faire se succéder les couleurs : c’est un peu hypnotique. J’approche mon visage pour mieux voir. Et puis j’embrasse Antoine. Je goûte sa bouche les yeux fermés, d’abord, et mes mains glissent sur son cou si lisse jusqu’à trouver le piquant de la nuque. Avec la petite tête d’Antoine solidement blottie entre mes mains, j’ouvre les yeux pour voir les siens : je suis si près de lui que je dois loucher pour voir son visage. Il m’apparaît alors comme un cyclope avec ses deux yeux réunis en un seul. Je les vois un peu flou : leurs images se superposent et se confondent, et leurs couleurs se mêlent : ni bleu, ni vert, mais les deux à la fois. Puis nos lèvres se quittent un instant. Je recule d’un pas pour regarder Antoine. Ses deux yeux sont encore fixés sur moi, et ils sont absolument identiques : d’un bleu vif qui tire sur le vert, ou plutôt d’un vert très doux et profond, presque bleu. Antoine, tes yeux !
Antoine Boutarel a dix-neuf ans. Il ne sait pas encore très bien qui il est, mais il sait déjà qu’il ne voudra pas choisir entre une chose ou une autre. Il voudra être les deux à la fois.
Antonin Crenn
23 février 2015
Publié en mars 2015 sur le blog de Glaz !
Les volets
C’était une petite copropriété dans un petit lotissement ; on avait rassemblé ici des gens qui venaient d’un peu partout. Ils n’avaient pas eu besoin de prouver leur aptitude à vivre en bonne intelligence avec autrui : on les avait tous acceptés, pourvu qu’ils fussent animés de bonnes intentions.
L’immeuble était agréable. L’architecte avait prétendu concilier les commodités du standing contemporain (ascenseurs, garage, et tout le bazar) avec le charme de l’habitat fractionné et biscornu des âges farouches. Tout le monde avait prédit qu’il se serait pris les pieds dans le tapis, mais il s’était plutôt bien débrouillé. Par ailleurs, les jardiniers qui avaient conçu les espaces verts n’étaient pas les moins dégourdis du département, et l’ensemble avait belle allure.
Les façades étaient rythmées de petites fenêtres dont l’alignement irrégulier créait un rythme plaisant à l’œil. Chaque résident avait eu l’opportunité de choisir la couleur de ses volets : ceux qui venaient des bords de mer, ou qui fantasmaient la vie littorale (et ils étaient nombreux) avaient opté pour la couleur bleue, car c’était ainsi qu’on peignait les portes et les fenêtres sur l’île de Noirmoutier — pour avoir l’air grec, sans doute. L’autre moitié des habitants avait une origine banlieusarde, ou alors avaient été élevés dans l’ambition petite bourgeoise du pavillon des zones résidentielles. Dans ces contrées-là, disait-on, on peignait volontiers les volets en vert pour créer une harmonie avec la haie de lauriers, symbole scrupuleusement entretenu du chacun-chez-soi.
Ainsi, la moitié des volets était bleue, l’autre moitié verte. Ce n’était pas laid ; c’était même assez amusant. L’ennui, c’était que ces choix colorés traduisaient un état d’esprit du résident, un modèle de vie, presque un choix philosophique. C’était clivant. Les gens en arrivèrent bientôt à classer leurs voisins selon ce critère, et à cesser de fréquenter ceux qui avaient adopté la couleur de l’ennemi. Une ambiance épouvantable s’installa sur l’immeuble, comme une chape lourde et gluante qui vous écrasait et qui en même temps dégoulinait sur vous, s’insinuant dans tous les interstices de votre âme. C’était plombant.
Arriva Marcus Buzenval, quinquagénaire bonhomme et daltonien. Il acheta un appartement au deuxième étage et peignit ses volets en rouge. Ce fut la stupéfaction.
Dans l’immeuble, on murmura. Marcus Buzenval devait être communiste, disaient certains. Il représentait un danger pour la résidence. D’autres, qui s’y connaissaient en football, pensèrent que c’était un supporter belge. Un Belge dans l’immeuble ? Quelle drôle d’idée ! On préférait encore un communiste. Vous avez quelque chose contre les Belges ? demanda un résident qui cachait mal son irritation. Et vous contre les communistes ? lança un autre qui n’essayait pas de dissimuler quoi que ce fût.
Au-dessus de chez Marcus Buzenval, un matin, s’ouvrirent deux volets noirs. L’opinion libertaire, archi minoritaire dans la copropriété, s’était senti pousser des ailes et avait décidé de s’afficher au grand jour. Juste à côté, la semaine d’après, on vit fleurir des volets orange : la récente présence belge dans l’immeuble, soupçonnée sinon avérée, avait décidé une famille hollandaise à revendiquer son engagement patriotique. Le ton montait. Des voisins prirent peur pour leur tranquillité et peignirent leurs volets en blanc en signe d’apaisement.
Marcus Buzenval, lui, ne comprit pas grand chose à ces batailles colorées car personne ne lui adressait la parole. On n’avait pas de temps à perdre pour s’occuper de son cas. Il partit au bout de quelques mois, déçu. Derrière le camion qui chargeait ses meubles, la façade de l’immeuble faisait comme un décor de théâtre : on aurait dit une toile ou un papier peint avec ses petites cases de toutes les couleurs et, sur l’une d’elles, le panneau « à vendre ». C’était très joli.
Antonin Crenn
23 février 2015
Publié en mars 2015 sur le blog de Glaz !
Jumeaux
Le même âge, les mêmes parents, la même jolie petite gueule : c’était bien ce qu’on appelait une paire de jumeaux. On s’était dit avant de les connaître : c’est dommage d’en avoir fait deux pareils ; et puis, on avait vu l’un des deux et on l’avait trouvé très bien comme ça, et on avait pensé : à quoi bon faire l’autre différent ? Ils plaisaient comme ils étaient. Tous les garçons et les filles du lycée étaient amoureux d’eux, c’était inévitable.
Bien sûr, c’étaient des filous. Ils faisaient tout pour qu’on les confondît ; ou plutôt, pour qu’on les prît l’un pour l’autre — et que, dans leurs jeux, les intrigants ne fussent jamais confondus. Les copains se moquaient pas mal de faire la lumière sur leurs doutes : l’un ou l’autre, c’était tellement la même chose, qu’on pouvait les aimer à tour de rôle. C’était égal. On les laissait décider.
Il n’y avait que les parents qui tenaient vraiment à les distinguer. Il y avait eut un déclic, une brèche dans laquelle ils s’étaient engouffrés : à leur troisième anniversaire, les garçons avaient exprimé une divergence. L’un avait préféré se saisir d’un ballon bleu, l’autre d’un ballon vert. Alors on avait décidé aussitôt d’en habiller un de vert, l’autre de bleu : ce choix serait le moins arbitraire parce qu’il collerait au goût des enfants ; ils n’essaieraient pas de le contester. Le système fonctionna plutôt bien, au début en tout cas.
Mais il y avait eu les mercredis au jardin. Un après-midi, les garçons — l’un vert, l’autre bleu — couraient dans l’allée qui menait au bois. Soudain, on les avait perdus de vue : ils avaient sauté dans le bassin. Puis ils étaient revenus, leurs petits vêtements dégouttant sur le gravier : les couleurs, tout imbibées d’eau, avaient pris la teinte foncée du tissu détrempé. Le vert comme le bleu avaient subi le même sort, et bien malin qui pouvait encore distinguer un frangin de l’autre. On les avait déshabillés et mis leurs costumes à sécher ; on ne fut jamais bien certain, ensuite, qu’on redonna à chacun la couleur qui devait être la sienne.
Il y eut d’autres mésaventures au jardin (toujours le même jardin) : le garçon vêtu de bleu se roulait dans l’herbe si joyeusement qu’il verdissait son habit ; le garçon vêtu de vert semblait prendre plaisir à s’adosser aux volets bleus fraîchement repeints.
L’été de leurs dix-sept ans, le lycée tout juste achevé, on se demanda ce qu’on pourrait bien faire d’eux ; ou plutôt ce qu’ils voudraient bien devenir. Au jardin, on observait leurs grandes silhouettes, la verte et la bleue, qui passaient des heures ensemble à comploter, à faire de grands gestes, à marcher dans les allées. Quand on les vit un matin entrer dans le bois, on attendit, anxieux, de les voir reparaître.
Le soir, il n’y eut qu’un fils à la table du dîner. Il portait son éternel jean bleu et le pull vert bouteille offert pour ses quinze ans, usé aux coudes. On n’osa pas lui poser de questions.
Antonin Crenn
23 février 2015
Publié en mars 2015 sur le blog de Glaz !