Comment on découvrit un rocher biscornu en forêt de Fontainebleau, comment on en tira profit et comment il disparut

« Hé maman, pourquoi ce caillou il a des trous dedans ?
— C’est à cause de la géologie, mon poussin. Les années passent par millions, et ça laisse des formes bizarres au bord des chemins : les canyons, les falaises, les menhirs. »

Les guerres étaient terminées, Napoléon trompait l’ennui à Sainte-Hélène en faisant des ronds dans l’eau. Un soldat fourbu, rendu à la liberté, avait troqué son uniforme contre celui de garde forestier et regagné sa petite ville de Fontainebleau. Il occupait ses vieilles années à explorer les bois, à débroussailler les chemins ; personne, avant lui, ne s’était promené dans cette forêt avec tant d’application. Il avait donné des noms à toutes les choses. La mare aux Fées, la grotte aux Cristaux : il avait l’âme d’un poète. L’éléphant de Barbizon. Le bilboquet des sables du Cul-du-Chien : c’était de la poésie d’avant-garde. Le chapeau de Napoléon : pour la nostalgie. Il disait que ces rochers admirables avaient été disséminés par des animaux archaïques, par exemple des lézards de quarante mètres au garrot, puis les siècles avaient passé et les arbres avaient poussé autour et par-dessus. Le jour où il avait trouvé ce grand galet plein de trous, il aurait pu l’appeler la roche-gruyère, mais il ne connaissait pas le gruyère.

« Hé maman, ce rocher, on dirait vachement, tu sais, la maîtresse elle essuie le tableau avec. C’est jaune et mouillé et elle dit : attrape la balle, et après j’ai plein de craie sur la figure et les autres ils rigolent.
— Il ne faut pas croire ce que dit ta maîtresse, mon poussin : une balle, on ne nettoie pas la craie avec, et ça ne fait pas pouitche pouitche quand on l’écrase. »

Une guinguette s’établit à proximité de la chose : on venait danser à la Roche-Éponge, on transpirait sous les lampions et on buvait un petit vin blanc qui pique. Le caillou devint populaire, on en fit des cartes postales. Le peuple affluait par le chemin de fer, puis il empruntait la route de la Reine-Amélie : c’était le moyen le plus sûr de rallier le monument sylvestre sans se perdre dans l’immensité sauvage. Quand le brave forestier avait trépassé, une plaque avait été fixée sur sa trouvaille, en hommage. L’opération n’avait pas été facile, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de surfaces planes. Puis les rivets avaient rouillé, la guinguette avait fermé, les arbres avaient poussé. Un soir, pendant les Années folles, un jeune homme blond, romantique et anglais – on avait trouvé un journal de Londres dans sa poche et des taches de rousseur sur ses pommettes – s’était tiré une balle dans le cœur sur le chemin de la Roche-Éponge, celui qui va vers la fontaine Dorly. La police avait conclu à un acte poétique.

« Hé maman, cette grande pierre, elle ressemble au truc mou que tu mets dans le bain, quand tu fais de la mousse pour laver Julot. C’est comme si on pouvait shampouiner un énorme Julot avec, un bébé dinosaure.
— Tu sais bien que les dinosaures n’existent plus, mon poussin, et, même quand ils existaient, ils ne se lavaient pas : à l’époque, tout le monde sentait très mauvais. »

Au début des Trente Glorieuses, le pragmatisme étendit sa domination sur le monde. La fièvre du profit à court terme atteignit la Seine-et-Marne. Il fut question, alors, de déplacer l’attraction vers le centre-ville, afin que les touristes pussent en jouir sans crotter leurs chaussures en forêt. Le maire fut acclamé, les commerçants crièrent au génie. En conseil municipal, toutefois, une voix dissonante s’éleva : le droguiste s’y connaissait, lui, en éponges. « La roche qui fait notre orgueil, dit-il, est abritée par le couvert des frondaisons, mais si nous l’installons sur la place d’Armes, elle prendra la pluie. Une éponge gorgée d’eau, ce n’est pas beau à voir et ça peut moisir. » Le marchand de parapluies proposa aussitôt qu’on fabriquât un chapiteau au-dessus de la merveille des merveilles, mais l’opération aurait coûté des ronds, alors ce fut non. Conséquemment, le caillou fut laissé dans son sous-bois, à l’abri, et il n’en bougea plus jamais.

« Hé maman, en fait, c’est un grand gâteau mou, comme Julot quand il garde sa madeleine dans la bouche pendant deux heures, il bave beaucoup, c’est dégoûtant mais c’est normal parce que c’est un bébé.
— Prends donc une madeleine, toi aussi, mon poussin, tu parleras moins. »

La nuit suivant cette promenade, Julot, son grand frère et sa maman dormiront profondément. Dans la forêt, un événement insolite aura lieu. Le garde, successeur du grand homme dont nous avons parlé, n’en saura rien car il dormira aussi. Des êtres immenses sortiront des gorges de Franchard, à l’autre bout du canton. Ils s’étireront en bâillant. Ils traverseront le désert d’Apremont, ils soulèveront le chapeau de Napoléon et le poseront sur leur tête couverte d’écailles, pour rire, parce que ce sera drôle de voir un lézard porter un bicorne, puis ils le replaceront au sol comme si de rien n’était. Ils seront très délicats. Ils frotteront leurs pieds sur les épicéas, par hygiène : ils ne voudront pas salir la clairière. Ils ramasseront le rocher-brosse-à-dents et le coton-tige de granit. Puis, ils iront cueillir la roche-éponge, parce que ce sera pratique pour se laver le dos. Ils partiront patauger dans la mare aux Fées.

mars 2018
publié dans Papier Machine no7 : « Éponge »

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