Il faut trouver le moment approprié pour chaque livre. Parfois on t’offre un chef d’œuvre en te promettant de riches heures de lecture : « Ça va changer ta vie, je t’assure » — mais ça parle d’un sujet qui n’est pas dans ton radar à cette étape de ta vie, ou bien c’est écrit d’une manière difficile et tu n’es pas disposé. Le bouquin se retrouve par terre, avec quelques autres, dans cette zone floue qui n’est pas une oubliette puisqu’elle reste sous tes yeux, au coin de la bibliothèque et de cette fenêtre que tu as sauvée l’année dernière avec Pierre pour l’orner d’un collage suggestif, ça prend une place folle, les trucs qui traînent à son pied te gênent constamment quand tu dois déplacer le bureau pour ouvrir le lit, c’est un mètre carré de bazar que tu remues quasi tous les jours, et le livre offert se retrouve là-dessus, avec d’autres, jusqu’au jour où tu te dis : « Tiens, je vais lire ça. » Voilà ce qui se passe avec un livre normal. Mais Rue des Batailles échappe à la logique parce que c’est moi qui l’ai écrit. Alors je n’ai pas le choix. On me dit : « Il faut le lire maintenant. » En entier. Avant lundi. Les gens du métier (Sonia, Léa) appellent ce tas de feuilles A4 imprimées « EP 2 » : les secondes épreuves. Le boulot de correction a déjà eu lieu. À cette étape-là, je n’avais pas relu le roman en continu et en entier, j’avais seulement navigué par sauts, guidé par les annotations rouges de la correctrice — j’ai reconnu les symboles d’orthotypo appris à Estienne, mais jamais utilisés, et ça m’a donné envie de rouvrir le guide des Règles typographiques en usage à l’imprimerie nationale que j’avais trouvé dans une poubelle de l’école en 2009, précieusement archivé sur le rang le plus élevé de ma bibliothèque, hors de portée des enfants et des adultes de taille moyenne, alors j’ai demandé à Pierre de m’aider, comme les vieilles dames au supermarché qui demandent aux jeunes hommes de leur attraper la boîte de petits pois tout en haut, parce que Pierre est un peu plus grand que moi qui ne suis pourtant pas petit. Il saisit le livre (sans piétiner ceux qui gisent au sol) et je me familiarise à nouveau avec le sens de ces hiéroglyphes. Quelque part dans Rue des Batailles j’écris qu’un certain Valentin appelle son ami « mon Pierrot », mais jamais « mon petit Pierrot », malgré la tendresse de leur lien, car le grand Pierre mesure un mètre quatre-vingt-huit. Ce Pierre-là, dans le roman, est vétérinaire. Mon Pierre à moi n’est pas vétérinaire, mais ses deux sœurs le sont. Mon Pierre, je ne l’appelle jamais « petit » parce qu’il mesure à peu près autant que mon personnage, que je n’ai pas inventé car je l’ai trouvé dans les archives, et qui n’est pas lui, car j’ai écrit Rue des Batailles avant de le connaître. Mais j’appelle parfois « mon petit Pierre » le second Pierre, puisqu’il y a deux Pierre dans ma vie. Dans Rue des Batailles, il y a deux Adrien dans la vie de Jules. Il y a d’autres duos : les Victor. Les Aspasie. Les Elmina-Hermine. J’ai déjà conscience de tout ça, mais ça me trouble de le relire. Et lorsque apparaît le collage de Pierre en plein milieu du livre, je me dis : « Voilà, tout est à sa place. » Il faut dire que la maquette est top. Mon roman est un puzzle : il fallait que la forme visuelle serve mon propos. On n’a pas fait de saut de page entre les chapitres : j’aime que le texte s’enchaîne. Et souvent — par la grâce du hasard ou le talent d’un·e maquettiste — les paragraphes se terminent pile au bas. La coupure est nette. Les pages sont des unités graphiques autonomes, on pourrait les encadrer.

Ce n’est pas le moment, non, de lire Rue des Batailles : si je n’étais pas obligé de me taper mon propre livre en entier (quasi quatre cents pages) sur trois jours, franchement je lirais autre chose. Ces histoires d’agonies, de batailles, de fusillades, oh, est-ce que j’ai envie de lire ça en ce moment ? Relire et corriger trois fois de suite les scènes d’enterrement, merci, je m’en serais passé. Et la scène de l’hôpital ? Pénible. Je me disais : « Concentre-toi sur la syntaxe. » La syntaxe ne fait pas pleurer, normalement. Heureusement il y a l’amour : il y a de l’amour partout dans ce récit où, pourtant, on n’oublie jamais la violence — l’amour sous toutes ses formes : celui des parents comme une certitude et un viatique, et celui qu’on fait avec le corps de l’autre, et celui qu’on fait en pensée, et l’amitié qu’on fait dans la chambre, et la caresse offerte à l’animal blessé. Tendresse, tendresse, tendresse. Je m’accroche à ça. En fait, Rue des Batailles, c’est la vraie vie : le monde au-dehors est d’une violence inouïe, mais moi j’ai les câlins de Jean-Eudes et ma chambre d’amitié. La chambre n’a pas dit son dernier mot. Hier c’est Baptiste qui, à peine arrivé, se désape à moitié, il trouve qu’il fait chaud, et le voici bras et pieds nus, assis sur mon lit comme s’il était chez lui ; quand arrivent Théo et mon petit Pierre, quelqu’un pose une question à laquelle Baptiste répond du tac-au-tac : « J’ai vécu ici quinze jours, je te rappelle. » On en est là. Quatre gars dans sept mètres carrés. Ils font un portrait de moi : Baptiste est le photographe de « Pédale, pédale ! » et on lance bientôt la souscription de la saison 2, il y aura une nouvelle de moi dans le lot, les couvertures sont de Quentin, vous allez adorer. Théo dit : « Logique que le portrait soit fait ici, puisque ta nouvelle se passe ici. » Il se trompe, mais à moitié seulement : c’est ma contribution au livre collectif Dustan : l’héritage qui se passe intégralement « dans ma chambre » (comme dirait l’autre), tandis que En boucles (c’est le titre de mon « Pédale, pédale ! ») se passe dans plusieurs décors qui se fondent et se confondent : dans tous les lieux où l’on peut être amoureux, c’est-à-dire : dans tous les lieux. Un peu dans cette chambre d’amitié, alors, forcément, car elle est faite aussi pour l’amour 1. Je ne suis pas le seul à être amoureux entre ces murs, d’ailleurs, mais je ne dirai pas qui a dormi ici sans moi, je garderai ma liste secrète, je respecte la pudeur des autres, tandis que la mienne, oh, j’en fais ce que je veux, si mon intimité donne lieu à un bon texte, je la partage avec joie, et je crois que c’est un bon texte, celui qui paraît chez Paulette dans Dustan : l’héritage (vous venez fêter sa sortie avec nous, aux Mots à la bouche, ce vendredi 24 octobre à 19 heures ?).

Il faut trouver le moment approprié pour lire et relire : Rue des Batailles est une brique, un pavé, un petit monument de poche pour mes parents. Mes parents sont morts mais j’ai écrit un livre. Il faut trouver le moment approprié pour se confronter à la vague, pour accueillir cette vague, l’émotion qui va t’arriver en pleine face et t’emporter. Tu sais que ce sera beau — alors pourquoi le refuser ? Parce que ce sera beau, oui, mais trop intense. Tu n’es pas prêt, ce soir, à être bouleversé. Tu n’es pas venu pour ça. Tu es venu pour la douceur toute douce, la tendre complicité : quelques heures avec ta sœur et ton amoureux à parler des choses que vous aimez. Tu n’as pas envie de recevoir un choc, même si ce choc est causé par trop d’amour. Un câlin, d’accord. Mais pas une flèche dans le cœur. Pourtant, Juline insiste. Ça se passe souvent comme ça : alors qu’on parlait de tas de choses, on s’aperçoit soudain que le temps a filé et qu’il sera bientôt temps de se séparer, mais c’est le moment où Juline dit : « Je suis retournée à la boutique de vidéo. » D’autres fois, elle dit : « Je suis entrée dans l’immeuble. » Ou : « J’ai ouvert les carnets. » Pas besoin d’en dire plus, car le ton de sa voix raconte tout le reste. C’est le ton avec lequel elle parle de nos parents. Alors les heures et les heures de vidéos vont nous déferler dessus, tendres sortilèges d’un vieux magnétoscope de Pandore qu’on gardait fermé depuis des décennies. D’abord quatre cassettes numérisées. Puis quatre autres. Puis toutes les autres. Je n’ai pas encore eu le courage de tout regarder. Quelques minutes de leurs voix, de leurs visages, et surtout de leur regard (celui qu’ils portent sur nous, celui avec lequel ils se mangent des yeux l’un l’autre) suffit à me nourrir pour des années. Oui, mais il y a des heures et des heures de ces émotions brutes qui m’attendent encore. Qu’en faire ? Juline insiste : « Je ne peux pas garder ça pour moi. » Et je sais qu’elle me fait un cadeau. Elle dit : « Maintenant qu’on connaît sa voix et son visage… » Ce qu’elle veut dire, c’est qu’on s’est habitués, un peu, à le voir sur un écran. La première fois, c’était dur, car la voix off ne me rappelait aucun souvenir, alors que c’était la voix de mon père. Il existe encore sur cette terre des personnes capables de reconnaître cette voix, mais moi, moi qu’il aimait, j’en étais incapable. Je m’y suis fait. J’ai admis cette aberration. Maintenant je sais que cette voix est la sienne. OK. Je me suis accoutumé à son visage en mouvement, aussi. Comment il apparaît sur un écran, tandis qu’il est devenu tellement flou dans ma mémoire (je me souviens des sensations, de la position de nos corps, de l’émotion de moments partagés, mais ces souvenirs-là ne dessinent pas un portrait identifiable). Alors je dis à Juline : « D’accord. » Elle ouvre son ordinateur. Elle a isolé un extrait de quelques minutes pour moi : celui qu’il a intitulé « Message officiel » sur les fiches bristol qui accompagnent les cassettes. Si nous étions les personnages d’un mélo, on appellerait cette séquence : « Message d’outre-tombe ». Ce serait sinistre. Mais dans notre vie d’enfants gâtés par tant d’amour, rien n’est jamais sinistre. Parfois c’est bizarre — alors c’est romanesque. Beauté des images, toujours. Ici, c’est un plan fixe. Il allume la caméra, il s’assoit en face, je reconnais le salon de l’appartement du Pecq. Il dit : « On est le 10 janvier 1988, il est à peu près 15 heures. » Je suis né il y a une petite dizaine d’heures. Je pleure déjà. Je veux dire : j’ai sans doute pleuré dans mon berceau à la maternité, mais là c’est devant l’écran de l’ordinateur, mon épaule droite contre Juline, mon épaule gauche contre Jean-Eudes, que je suis déjà en larmes. La suite ne regarde que moi. Il ne regarde que moi, à travers la caméra et plus de trente-sept ans de distance. Je ne le retranscris pas ici. Je pourrais tenter de le faire de mémoire (je n’ai vu la vidéo qu’une fois), mais non. Il me parle à moi, les yeux dans les yeux. C’est tout. À la fin, Juline dit : « On a de la chance. » Oui, je crois que c’est elle qui prononce cette phrase. Une évidence. Si elle ne l’avait pas dit d’abord, je l’aurais dit moi.
1. En exergue d’un manuscrit qui patiente dans mon tiroir, j’ai placé cet extrait de L’amour comme on l’apprend à l’École hôtelière de Jacques Jouet : « Vos chambres sont briquées pour le bonheur ! Le bonheur, pour la grande majorité des êtres humains, se confond avec l’amour. C’est-à-dire avec la recherche de l’amour. »