Un jeune homme, plus jeune que moi, vingt-neuf ans dans un mois ou deux, c’est l’été 83, il apparaît dans un fondu bleu, peut-être un filtre, plus probablement la lumière du matin, un bleu pâle sur les murs, sur le canapé qui devrait être blanc, et sa peau aussi, il est presque nu, il est assis face à la caméra, on voit la plante de son pied gauche au premier plan, ses jambes croisées, le livre sur ses genoux, la masse sombre de ses cheveux bouclés ; il dresse le livre pour cacher son visage ; pour montrer sa couverture : Soldat, lève-toi de Brian W. Aldiss, dans la collection « Off » ; dès les premières notes, je reconnais la musique, entendue mille fois quand j’étais enfant, Five Years, ma mère écoutait David Bowie le plus fort possible, et c’est elle qui filme, puisque le jeune homme c’est mon père. Travelling avant : il la regarde au-dessus du livre, puis dévoile son visage ; travelling arrière : il attrape un petit panda de verre, hors-champ, et le pose sur son genou. L’animal occupe le premier plan, le visage de mon père est flou, sa main portée à ses lèvres, le genou bouge, le panda tombe ; mise au point sur le visage : un sourire. Il continue de lire. Bowie : And all the nobody people, and all the somebody people ; changement d’angle, trois-quarts, presque en contre-jour, la lumière vient de la droite, il se gratte la poitrine, l’air très concentré ; Never thought I’d need so many people ; zoom sur ses yeux baissés ; dézoom, il décroise et recroise les jambes ; coupe ; un pied ; le champ s’élargit et l’on retrouve le petit panda précieux, posé à côté, sur le canapé, encadré par l’accoudoir rond d’un fauteuil qu’on devine au premier plan ; Don’t think you knew you were in this song ; gros plan sur le visage ; And it was cold and it rained so I felt like an actor ; la main prend toute la bouche, les joues, frotte la peau qui pique un peu, peut-être ; Your face, your race, the way that you talk ; l’index entre les lèvres ; I kiss you, you’re beautiful, I want you to walk ; un nouveau cadre élargi, et le livre revient dans le champ ; le jeune homme se penche, bascule sur le coude gauche, change de position, et regarde la caméra : la moitié de son visage est dans le noir, c’est-à-dire le bleu foncé, tandis que l’autre, clairement délimitée en son milieu, dans cette pâleur que j’ai décrite, et tout autour l’auréole immense de ses boucles brunes ; We’ve got five years, stuck on my eyes ; inutile de dire qu’il est beau, que l’image est belle ; We’ve got five years, what a surprise ; la musique s’éloigne ; We’ve got five years, that’s all we’ve got ; fondu au noir.
Trois minutes, parmi les dix heures de film stockées sur cette clé USB ; dix heures numérisées parmi les cinquante qui dormaient dans une valise depuis tant d’années. On savait que c’était là : quelle urgence de les voir maintenant ? L’urgence, soudain, ne se décide pas. Notre mère disait : il y en a tellement, on ne saurait pas par quoi commencer, il aurait fallu trier d’abord. Nous, aujourd’hui, pensons plutôt : tout nous intéresse. S’ils ont filmé la pluie qui tombait, et les chattes à la fenêtre, et les objets qui traînaient sur les meubles, alors nous voulons voir ces choses qu’ils ont vues. Le petit panda de verre, il existe encore, Juline l’a conservé : d’où vient-il ? Aucun souvenir. Mais maintenant que nous avons vu le film, nous savons qu’il s’est trouvé au creux de sa main, et sur son genou, il y a quarante ans, à une époque où nous n’existions pas. C’est l’histoire d’un jeune homme et d’une jeune femme qui se regardent l’un l’autre, qui s’habillent, qui lisent, qui bronzent, qui boivent une bière au jardin ou un café en terrasse, qui voyagent en voiture, qui font des bulles de savon, qui ne font rien : on croirait que c’est une activité à temps plein, de se regarder. Ils ne filment pas les paysages sublimes ou les monuments, les cérémonies, les mariages. Ils vivent, sous leur propre regard, la vie au milieu de laquelle nous sommes apparus, nous, quelques années plus tard.
La première séquence que j’ai regardée, c’est la cassette numérotée 15 : « Janvier 88 ». Je reconnais ma mère. Je reconnais le bébé à son sein, car je l’ai déjà vu en photo : il a onze jours, c’est donc le 21 janvier puisque je suis né le 10. Mais la voix off ne me rappelle rien. Hier encore, je disais : « Je n’ai aucun souvenir de sa voix. » Alors, grâce à ces films, ou à cause d’eux, quelque chose allait se passer en moi, peut-être, si je l’entendais de nouveau. Une connexion. Car il doit bien rester une trace dans ma mémoire, même enfouie profond : une des voix les plus familières de ma vie, pendant neuf ans, n’a pas pu disparaître totalement. Mais cette voix off pourrait être celle d’un autre. Je sais que c’est lui, cependant ; car ça ne peut être que lui. Alors, soit. C’est lui. Et puis, le film continue, et sur les plans suivants il apparaît à son tour, en mouvement, et ses lèvres bougent, et le son est synchronisé : alors, oui, d’accord, je l’admets : c’est sa voix. Je découvre cela. J’en avais peur. Peur de quoi ? Et puis, maintenant, voilà, c’est fait : je n’ai plus peur. Mais de quoi ? Je m’habitue déjà. Je m’habitue vite. Je regarde d’autres séquences, je retrouve les mêmes intonations. Voilà que je reconnais sa voix. Ce n’est pas la reconnexion d’avec un souvenir d’enfance : plutôt, le souvenir tout neuf d’une voix découverte tout à l’heure, incorporée avec effort ; un tout petit effort ; je n’y pense déjà plus.
Encore une minute. Juste une, parmi les dix heures, les cinquante. Le plan est muet. Un bruit de fond ténu indique que le micro n’est pas coupé : mais personne ne parle. Fondu noir, on commence sur le visage de Juline, comme fascinée, les yeux rivés vers un objet hors-champ, à gauche. Puis, elle nous regarde. Dézoom : elle est assise devant une petite table, à l’échelle de son corps de deux ans ; un album de BD est ouvert à plat, format à l’italienne, couverture souple, probablement un Sylvain et Sylvette qu’elle possède encore aujourd’hui. Elle pousse la table ; la caméra balaie à droite ; au sol, dans un couffin, le bébé. C’est moi. Je dors en gros plan. Puis, un flou : Juline passe dans le champ. Je dors toujours. Une coupe, puis un plan serré : mon visage uniquement : je cligne des yeux, je bâille, je frotte mon nez avec mes poings minuscules ; la caméra pivote de nouveau vers la droite : on retrouve Juline. C’est le double-séjour de notre appartement du Pecq, et la grande profondeur de champ montre la deuxième pièce en arrière-plan, une chaise, le bureau contre le mur, une lampe de chevet, un portrait de Juline au format poster, encadré. Et la vraie Juline au premier plan, qui nous regarde. L’original de la copie, en mouvement. La lumière caresse son visage rond, un dégradé très fin, pas d’ombre brutale, pas d’éclat, de la douceur. Zoom : juste au moment où elle pivote : le profil de ses lèvres, de son petit menton. Dézoom : elle nous regarde, puis tourne les yeux vers la droite, hors-champ. Fondu au noir. Sommes-nous les seuls à éprouver cette émotion ? L’image est belle, le cadre parfait ; je vais au cinéma pour voir de telles images ; j’espère les y trouver, du moins ; et je suis déçu quand le montage est banal, quand la lumière est plate, tandis qu’un film réussi me touche, m’impressionne, quand bien même les personnages me sont étrangers, car c’est cela le cinéma, la force d’une esthétique, le pouvoir de la sensibilité alliée à la technique. Ici, ce sont des enfants observés avec amour, conservés sur des bandes magnétiques dans une valise, accompagnées de fiches de bristol indiquant : « Tonin 11 jours », « Juline bavarde comme une pie » ou « Tonin dans bras Jul’ un peu crispé(e) ». Et puis, plus loin dans la même liste, ce titre : « Tonin regarde la vie ».
C’est beau, c’est simple, c’est vrai, ça touche là où il faut. Une écriture comme une voix off…. fragile et dense
Merci pour votre lecture, Sylvie !