Loin de Montauban, c’est Villemade. D’habitude, Villemade n’est pas loin de Montauban : tous les matins, M. prend sa voiture et, en quinze minutes, elle est en ville. Mais M. ne conduit plus, depuis une semaine : la vue depuis sa fenêtre, ce sont des champs. C’est mardi, il est midi et c’est la campagne : un chemin où pas grand monde ne passe (tant mieux), puis une bande verte, puis une parcelle déjà jaune, grillée (le soleil tape dur en ces premiers jours de printemps), puis, au fond, des voisins. Mais ils ne sont pas tout près, les voisins. Et Montauban, c’est encore plus loin : une semaine !
À Montauban, ce sont les briques. La maison de M. aussi est en briques, mais ce n’est pas pareil. À Montauban, ce sont des immeubles roses qui, parfois, sont crépis d’un ocre jaune. Mais ce mardi, à midi, la lumière qui tombe sur la façade est blanche, filtrée par une couche ouatée qui empêche les couleurs de briller. « Il y a quelque chose de laiteux dans l’air », dit A. en regardant par sa fenêtre ; et les volets restent fermés, c’est calme comme jamais. Cette voiture, depuis une semaine, n’a pas quitté la rue Ingres – à Montauban, on tombe toujours sur Ingres, on ne lui échappe pas.
À Montauban, on s’attend moins à Courbet. Rue Gustave-Courbet, pourtant, il y a le jardin où vit M., été comme hiver. Là, c’est le printemps, c’est midi et, depuis la véranda, M. voit sa maison. La maison qui fait face à la maison. Entre les deux, la troisième maison est celle des oiseaux, qui oscille sur son câble tendu d’un arbre à l’autre, comme sur une corde à linge. C’est M. qui a fabriqué la maison des oiseaux ; quant à la sienne, elle a été bâtie par un charpentier qui l’avait conçue pour lui-même, dans les années 1930, quand ce quartier existait à peine. C’était une zone nouvelle, la rue n’avait pas de nom, c’était juste : « à Montauban ».
À Montauban, quartier Falguières. Sur la pelouse, un merle. C’est mardi, c’est midi, et à l’entour pas un bruit. Plus loin, c’est l’hypermarché, la cohue et les stocks, la panique. Oui, mais c’est un peu plus loin, et le vent ne porte pas cette rumeur-là. Plus près, c’est le collège : le mardi, à midi, les mômes qui s’ébattent, qui braillent, la cohue. Oui, mais depuis une semaine le vent ne porte plus cette rumeur-là. Devant la fenêtre de S., le silence. Le merle, il s’en fout : cette pelouse est à lui, comme d’habitude.
Loin de Montauban, c’est Paris. Ma vie normale à Paris, c’est le café, c’est le cinéma : mon appartement ne suffit pas. Ma vie normale à Montauban, je ne sais pas comment elle serait : j’irais sans doute au café, au cinéma. Le cinéma s’appelle Le Paris. « J’habite juste à côté », me dit V. depuis son balcon. Mais, fatalement, elle ne va plus au Paris depuis une semaine. Cela fait deux semaines que je n’ai pas vu Paris. C’est mardi, il est midi et c’est le printemps. Devant le balcon de V., pourtant, l’arbre est nu. Aux extrémités de ses branches, de petits boutons verts palpitent : il était temps. Ce matin, j’entendais à la radio quelqu’un dire que, dans la langue italienne, le même mot désignait à la fois le bourgeon et la pierre précieuse.
À Montauban, ça bourgeonne
un autre arbre frissonne
à la fenêtre de N. il rayonne
il masque le paysage de sa couronne
tout l’été jusqu’à l’automne
tous les soirs où le soleil donne
« c’est orienté ouest, la lumière est bonne »
dit N. en m’envoyant la photo par téléphone
c’est joli mais c’est monotone
quand on est coincé, quand on stationne
comme dans sa cage la lionne
vivement qu’à la campagne on s’abandonne
dans un village du Tarn-et-Garonne
loin de Montauban la mignonne
et du quartier Croix-de-Pomponne.
À Montauban, au XIXe siècle, Blaise Doumerc a repris l’affaire de son père, qui exploitait des sous-produits de boucherie : il a fait prospérer son usine située au carrefour du boulevard d’Alsace-Lorraine, qui s’appelait rue de Lalande, et du boulevard Extérieur, qui porte maintenant son nom. En trafiquant la graisse animale, il fabriquait des chandelles, et d’autres choses sans doute. Il paraît que l’invention de la lampe à pétrole a été un coup dur pour son secteur. L’usine allait péricliter, mais c’est un incendie qui en a eu raison : la fabrique de bougies a flambé pour de bon. Au carrefour de ces deux boulevards, aujourd’hui, il y a : le bar du Carrefour – où L. aime peut-être faire une étape, le matin : elle travaille à deux pas de chez elle, alors elle allonge son trajet en prenant au comptoir un café, allongé aussi. Mais, le café est fermé et L. est enfermée : depuis sa fenêtre, si elle force sur ses yeux, elle peut déchiffrer les titres du journal de la semaine dernière, encadré dans la vitrine du bar : un témoignage, une archive.
Loin de Montauban, c’est le mont Lozère. Une eau fragile se faufile entre les pierres : elle découvre la lumière, elle se mêle à l’atmosphère. Quelqu’un décide de l’appeler : Tarn. Elle coule dans le seul sens possible : du haut vers le bas. Elle dévale les montagnes, les collines. Elle parcourt les paysages. À Montauban, elle rencontre cette eau que quelqu’un a appelé : le Tescou, qui vient grossir le Tarn sans faire d’histoire, lui abandonnant son nom. Le Tarn est drôlement large, à cette étape du voyage, c’est-à-dire au moment où il coule sous la fenêtre de G. : on n’aurait pas l’idée de le traverser à la nage, alors que le Tescou pourrait nous tenter. La fenêtre de G. n’est pas une fenêtre ordinaire : c’est un hublot, car G. sait que le Tarn à cet endroit est aussi fort qu’une mer, même si son courant tranquille n’en a pas l’air ; et sa maison est un bateau. Il a posé, au bord du hublot, une petite divinité aux bras multiples, qui doit se sentir désœuvrée depuis que le temps est suspendu. Mais G., lui, ne s’ennuie pas. Le Tarn suit son cours, passe par Villemade, puis gagne l’océan, loin de Montauban.
Aujourd’hui à midi, cela fait une semaine que nous ne sortons plus de chez nous : j’ai proposé à quelques personnes de prendre, à la même heure, une photo depuis la fenêtre. Merci à elles d’avoir joué le jeu.
Et puis, à propos de jeu : j’ai joué à lire ce texte, qui s’intitule « Ce serait un jeu ».
Merci Antonin pour ces textes sur les photos… Bien vu !! Comme un « vrai » montalbanais vous connaissez chaque quartier.
Prête à jouer à nouveau.
Et pour conclure ce haïku que j’affectionne (surtout actuellement) :
Loin du monde
Mon coeur est libre
Journée de printemps
Sôseki Natsume