I’d like to see the buffalos again

1.2.3.4.5.6.7.8.

1.

 

Un, deux, trois, quatre, cinq, six. En quelques enjambées je m’approprie l’espace et lui donne une réalité géométrique : c’est une plateforme de béton de six mètres sur six. La route qui y mène est sinueuse ; j’explique à A. que, en français, on dit : une route « en lacets », à cause de l’analogie des formes ; mais, de toute façon, nous ne l’avons pas prise puisque nous avons coupé par le maquis. Au premier trou que mon pied à évité, c’est A. qui m’a expliqué qu’en anglais, un serpent à sonnette s’appelle « rattlesnake ».

Cette colline qui surplombe Santa Clarita nous montre la ville comme elle a été conçue : pour être vue de haut. Les rues sont courbes sans que rien ne l’exige, sinon l’esthétique d’alignement des maisons et des piscines.

Je pivote de cent quatre-vingts degrés pour tourner le dos à cette composition de toits rouges. Les montagnes s’étalent, brûlées par le soleil des derniers mois et par les incendies de l’an passé ; les plans se succèdent, et se détachent chacun du précédent en s’effaçant plus loin dans le flou, comme dans un tableau de la Renaissance. Les couleurs, elles, sont lunaires.

La beauté de l’endroit ne m’inspire pas, elle m’invite plutôt à la contemplation. Je me fais petit — je suis petit — et j’observe de loin un spectacle déjà achevé, sur lequel je n’ai pas de prise. Mais il y a cette dalle de béton, posée ici.

« Ce qui est beau, ce n’est pas la dalle, c’est le fait qu’elle soit là. »

Une présence humaine et inachevée : les fondations d’un ouvrage jamais construit, une page blanche dont la blancheur me retient ; sur cette scène il manque les acteurs ; c’est ici que quelque chose est possible.

 

2.

 

« How do you like L.A. ? — Je n’ai pas encore été à L.A., je suis resté ici, dans le quartier. — On n’était pas là le premier jour. — Et sans voiture on ne va pas loin ! — Je me demande pourquoi il n’y a pas de bus ici ? — Join the club ! »

« Here we are.Nice ! — Alors, toi, tu ne vis pas dans une grosse baraque à piscine ? — Qu’est-ce que vous buvez ? — Chocolat ? — Deux. — Trois ! — Quatre. — It’s my Mum’s recipe. — La galère pour venir ici ! Pas de bus, pas de train, rien. On a fini dans un taxi. — Nous on a tous une voiture. — “L.A. killed my car.” — Il y a un livre que j’aime bien qui commence par cette phrase : “Les gens ont peur de se retrouver sur les autoroutes à Los Angeles”. »

« Ce qui m’intéresse finalement, c’est de créer des situations. Un décor, des personnages, un accessoire : arrivera ce qui doit arriver. — Peut-être rien ? — Rien, ça n’existe pas, le fait d’être là c’est déjà une histoire. — Chocolat. — Thanks.Thanks ! — Merci. — Tu t’imprègnes du lieu, tu le rencontres comme on rencontre une personne, et tu te laisses faire. — La dalle en béton. — C’est toi qui as fait ça ? — C’était pour un décor de théâtre. — J’ai cru que c’était un vrai. — Si j’avais un vrai Van Gogh je le laisserais pas derrière le canapé. — Une situation, ça peut être un objet qui n’est pas à sa place. — Un bus à Los Angeles. — À Hollywood. — Révolutionnaire ! — A new American dream. — En carton ! — En carton ? — Le bus, pas le rêve américain. »

 

3.

 

Sa Jeep n’a rien à faire dans les rues de cette banlieue ; mais elle est immatriculée dans l’Utah, où vivent ses parents, et on comprend alors mieux son allure, bâtie pour la montagne. Au-delà du toit ouvrant, il n’y a rien d’autre que du bleu.

Par les fenêtres, je vois défiler ces maisons, dont il est faux de dire qu’elles sont toutes pareilles ; chacune compose différemment de sa voisine le peu d’éléments contenus dans le vocabulaire architectural du quartier. Sur toutes, la porte se découpe sur une avancée qui vient grignoter la surface de pelouse, mais tantôt à gauche, tantôt à droite. Le couple de fenêtres, en retrait, est ici ou là remplacé par une large baie. On devine le nombre d’habitants de chacune en comptant les voitures garées devant, en ajoutant celle qui est soustraite à nos regards par la porte du garage.

Sur la pelouse de celui-ci, un Teddy Bear végétal qui a dû demander une patience et une minutie exemplaires. Sur la pelouse de celui-là, rien. Sur celle du troisième, deux arbres effilés et élancés, qui dressent haut leur pointe comme pour narguer le quartier : « Il doit être frustré sexuellement », me dit C.

La Jeep se gare entre, à gauche, une voiture qui arbore un autocollant Obama, et, à droite, une autre qui affiche un ruban jaune Support our troops.

 

4.

 

« Tu fais une cure de burgers, toi. — Hé, on est en Amérique, mec ! — On se met là ? — Hi.Hi. — Salut. — L’accueil est royal. — La bouffe est pas mal. — Vous avez parlé à S. et C., vous ? — Non. — Moi oui, ce matin. — Tu leur as dit quoi ? — Ben, globalement, ça : que ce programme, c’est vraiment royal. — Moi je trouve que ça pourrait être quand même mieux. — Oui mais c’est déjà cool, après, évidemment, on peut l’améliorer… — Je te prends une frite. — Pourquoi ici quand tu demandes un verre d’eau tu as plus de glaçons que d’eau ? — C’est l’Amérique, mec ! — On le saura. — Et toi, tu leur diras quoi alors ? — Qu’on devrait être plus encadrés artistiquement, je veux dire avoir au moins un artiste dans l’équipe. — Tu rigoles, les deux directeurs, ils sont danseur et metteur en scène ! — C’est ce que je dis : c’est pas des artistes. — Un metteur en scène c’est pas un artiste ? — Non. — Et c’est quoi alors ? — Un interprète. — Et un interprète c’est pas un artiste ? — Ben non. Un artiste, il répond à une nécessité intérieure, c’est la différence entre les arts plastiques et les arts appliqués. — Ouah l’autre, hé. — Parce qu’on n’est forcément que l’un ou l’autre ? — On ne se suicide pas pour les arts appliqués. — Alors, forcément, c’est moins noble. — Non, c’est pas une question de hiérarchie, c’est juste différent. — Ah si, pour moi il y a une hiérarchie, et heureusement ! — Carrément… — Pour moi, on peut être artiste dans n’importe quoi, si on agit en tant qu’artiste, peu importe le moyen d’expression. — On peut aussi faire de la peinture sans être un artiste. — Peinture décorative… — Un designer, il fait de l’utile. — Et l’on est forcément que dans l’une de ces options ? — Un interprète ne crée pas, il interprète… — Il crée, mais à partir d’une création donnée, comme tout artiste est nourri d’influences… — Je suis fier lorsque, en interprétant la création d’un autre, je fais moi-même acte de création. Quand mon expression personnelle prend prétexte celle d’un autre pour mieux la servir et s’en servir à la fois. — Je te reprends une frite. »

 

5.

 

En quittant la salle de réunion pour l’atelier de peinture, j’ai demandé deux fois mon chemin ; je me suis perdu dans un couloir, mes cartons vides sous le bras, au deuxième étage par lequel je n’étais pas censé passer. Dans la galerie principale, un garçon montre à une autre comment il s’élance : en fléchissant une jambe qu’il retend aussitôt, il envoie l’autre loin devant lui, quitte le sol et le regagne sans un bruit. Je les observe de loin ; puis je prend le couloir le plus engageant, celui dont les murs sont couverts d’affiches sérigraphiées que, respectueusement, personne ne détache tant que la pièce annoncée n’est pas jouée. Je sors par la première porte.

Sur la terrasse, un musicien répète, avec un instrument que je ne connais pas ; je descends l’escalier, et, d’en bas, sur la pelouse, je l’entends encore, mais ses notes se mêlent à celles d’un autre. Je pousse la porte qui se présente et je reconnais ce couloir : l’atelier de peinture est le suivant à gauche ; j’entre sans frapper, m’y sentant déjà un peu chez moi.

Je pose mes cartons sur les autres, les grands, pas encore découpés. Ceux d’hier sont déjà en morceaux, mis à plat et recollés bord à bord, en deux grandes planches qui, avec de l’imagination, commencent à prendre la forme d’un bus. Il étale ses trois mètres sur le sol moucheté de peinture par plusieurs générations d’étudiants.

« Hi ! », me fait cette fille que je n’avais pas vue d’abord. Dans le coin où elle s’est trouvé une place, elle tricote ; elle me demande d’où je viens, ce qu’est ce bus, de quelle couleur on le peindra. Je m’asseois par terre parmi mes cartons, tache mon jean mais n’y prête pas attention, et me remets à découper mon adhésif dont j’ai déjà déroulé cinquante mètres ce matin.

 

6.

 

« Il n’y a plus personne à l’intérieur ? — Quand il fait nuit, toutes les vitres deviennent des miroirs depuis la terrasse. — So you’re never alone outside. — Tu entends ce bruit ? — Lequel ? — Gri, gri… — C’est quoi ? — I don’t know. Mais il y a beaucoup d’animaux ici. — Quelle sorte… ? — Hum… On a deux canards qui, tous les ans, reviennent, sur la piscine du campus. — Sauvages ? — Oui. — Cool. — Je cherche des gens que je pourrais emmener voir les buffalos. I’d like to see the buffalos again. — Les buffalos ? — Oui. — Ici ? — Pas loin, juste à côté. C’est Walt Disney qui les avait emmenés ici pour un film, je ne sais plus lequel ; il avait beaucoup de terres ici, il y a laissé les bisons et ils se sont reproduits. — C’est fou. Et tu y vas demain ? — Why not ? Je le propose à qui veut. — Et il y aura qui alors ? — Pour l’instant, eh bien, personne. So it could be just like… you and me. »

Il sourit, décroise les bras, et prend une gorgée de son café, qu’il boit à la paille. On m’a dit hier : « Quand tu parles avec un danseur, tu as toujours l’impression de te faire draguer. »

« J’ai souvenir d’une promenade en forêt avec mon père lorsque j’étais enfant. Au détour d’un chemin, on est arrivés à un endroit où, au sol, on pouvait voir des tas de traces d’animaux, de pattes d’oiseaux, de lapins, de renards, de je ne sais quoi. Et je me suis dit que j’avais une chance folle d’avoir trouvé cet endroit, qui est celui où tous les animaux se rencontrent, où de temps en temps ils font de grandes réunions tous ensemble. — Comme chez Walt Disney. — Why not ? Nous nous réunissons bien, nous. — Oui, mais entre êtres humains, pas avec les autres espèces. — You’re right. Mais peut-être qu’à cet endroit ils ne se retrouvaient jamais tous en même temps, mais qu’ils partageaient le lieu : les renards le lundi… — Les lapins le mardi. — It’s nice, anyway… Maybe even much nicer… J’aime bien l’idée d’une, oui, pourquoi pas… d’une communication qui nous échappe. Mais je ne veux pas avoir l’air mystique. »

Il sourit et remet sa paille à la bouche. « Quand tu parles avec un danseur, tu as toujours l’impression de te faire draguer. »

 

7.

 

De Los Angeles, je n’aurai vu qu’une portion d’Hollywood Boulevard, et ce, à travers la fente découpée dans le carton au niveau de mes yeux. Je suis le deuxième des quatre porteurs du bus ; nos quatre paires de pieds avancent au rythme des airs joués au basson par D., qui nous suit dans sa voiture-costume sur-mesure.

Guidé par N., l’absurde convoi se fraye un chemin dans la masse des touristes, tandis que la musique se fait une petite place parmi le chœur des voitures. Lorsque nous traversons la rue, c’est bien sur le passage piéton que nous sommes ; les automobilistes sont blasés : ici, c’est Hollywood, tout est possible.

Les badauds, eux, sont à l’affut de n’importe quoi pour se distraire, et notre défilé fait leur affaire. « What’s that ?It’s a bus, ma’am, just a bus.What is it for ?Want to take a ride ? »

Devant le Chinese Theater, l’un des deux Elvis Presley se prend d’affection pour nous et nous accompagne au ukulélé ; Marilyn Monroe et Mickael Jackson, d’un air pincé, attendent qu’on veuille bien faire place nette devant leur podium ; Superman menace d’appeler la police ; Bart Simpson, curieux, jette un œil à l’intérieur.

« In the name of the pirats, I steal that bus ! », lance Jack Sparrow, qui a déjà pris les commandes, et part en courant, le bus en carton sur ses épaules.

Nous reprenons le contrôle de notre véhicule, et regagnons la rue adjacente dont nous étions partis, lentement, en prenant soin d’accorder nos pas à la valse que nous joue D.

 

8.

 

Les tables de billard s’alignent sous une lumière blafarde, et la musique pop crachée par les haut-parleurs, enjouée, a du mal à sortir le lieu de sa torpeur. Le Shooters, puisque c’est son nom, est loin d’être vide : en témoignent les voitures rangées sur son parking, derrière la station Shell. Le monumental coquillage jaune s’élève haut dans la nuit, monté sur son mât, et dispute son rôle de phare à un célèbre M de la même couleur et à la cloche du Taco Bell… Au-delà du freeway, l’enseigne de notre hôtel clignote ; on devine, même à cette distance, que son néon grésille.

L’allure des clients juste arrivés, figures silencieuses sorties d’un tableau de Hopper, finit de m’effrayer. Je traverse à nouveau le parking jusqu’à être hors de portée de la musique ; je croise J. qui revient du distributeur automatique de la station-service ; je cours ; je fuis ; après le Shell, l’embranchement de l’autoroute et son fragile passage pour piétons. Je surplombe le freeway ; sous la route qui me porte, le flux des voitures n’a pas cessé malgré la nuit ; à grandes enjambées, j’essaye de réduire les distances, comme si traverser une autoroute en courant lui redonnait des proportions humaines. Mon horizon immédiat, ce sont les néons des fast-food ; au-delà, la ligne des montagnes qui se découpe sur le ciel clair ; les étoiles se laissent voir au bout des quelques instants pendant lesquels je parviens à fixer mon regard.

Par la fenêtre du Denny’s dinner, j’aperçois N., son sourire et son boyfriend. J’entre.

« Can I join you ?Sure. — Je reviens de ce bar, c’est un endroit affreux, je l’ai fuit en me disant que je vous trouverai ou que, au pire, je préférais autant rentrer seul à l’hôtel. — Oh, no, pas ce soir ; please take a seat.Thank you. — Mais, de toute façon, nous allions partir nous aussi, et à vrai dire nous avons l’intention d’aller là-bas. »

Sur le parking du Shooters, je recroise J. « Finalement, tu changes d’avis… ? — J’ai rencontré un argument sur la route. » À l’intérieur, les enceintes envoient un tube des années quatre-vingts ; D. et V. entament une partie de billard. Dans ce décor improbable, c’est notre dernière soirée, et je pense : « Feldstärke, c’était bien. »

 

Antonin Crenn
Composé au Shooters, Santa Clarita, Californie, le 17 octobre 2009,
écrit pendant le vol Los Angeles – Paris le lendemain.