J’ai fait imprimer mon manuscrit à l’accueil. Danielle s’attendait peut-être à cinq ou dix pages, pas à quarante-quatre. J’aurais dû lui dire de charger une ramette d’ordinaire plutôt que de siphonner son stock de papier à en-tête. « Comité central du groupe public ferroviaire / Cheminots » avec le logo en couleurs : trois lignes jaune, rouge et orange parallèles, qui se séparent et fusionnent : un aiguillage. Ça tombe bien, car mon titre provisoire est justement Aiguillages. Aiguillages fait écho, je l’ai dit, aux métiers ferroviaires aussi bien qu’à la construction du livre : un récit à choix multiples dont les branches se dédoublent, et parfois se rejoignent. Un exemplaire pour Louise, un pour Laure, un pour Sukran, un pour Nicolas. Chacun lit de son côté. Et le soir, on en parle. Quelles images sont apparues pendant leur lecture ? Laure & Louise doivent concevoir un spectacle à partir de ça, en dix jours seulement. Je parle d’« images » bien qu’elles travaillent le son et la musique, car elles passent d’abord par cette étape intermédiaire : dans leur tête, le texte se transforme en film, puis les tableaux du film deviennent des tableaux sonores. Alors elles identifient les images frappantes de mon texte. Elles dosent les registres, les ambiances, l’équilibre entre les personnages, afin de rendre hommage à la diversité des métiers et des parcours. On recompose donc un récit neuf. Et linéaire ! car il n’est plus question de bifurcations. Aiguillages n’est plus pertinent. Ce ne sera pas un « spectacle dont tu es le héros ». Laurence a besoin de connaître notre titre pour boucler le programme d’animation. Alors je repense aux annotations de Sukran sur mon manuscrit : elle a entouré une coquille. Un lapsus. « Le train est arrêté en pleine voix. » Je le garde. Voilà. Le spectacle s’intitule En pleine voix. On renforce le fil conducteur du récit : notre personnage est en quête d’une voix entendue dans le train, une voix dont il tombe immédiatement amoureux. Il cherche cette voix / sa voie. Toutes les voies sont reliées. Toutes les voix communiquent. Sa quête est potentiellement infinie. Il faut tout de même que j’écrive une fin à ce spectacle : on joue jeudi ! Il faudra tout de même que j’écrive une fin à mon livre. J’ai quelques mois.

Le Bout-du-Monde est une impasse. Une voie unique mène à la grotte qui porte ce nom, au fond du cirque du Fer-à-Cheval. Le cirque est fermée par un rideau de falaises de mille mètres de haut, doublé d’une crête d’encore mille de plus. On va au fond du cul-de-sac, puis on revient. On pourrait s’ennuyer à parcourir la ligne, sagement, comme sur des rails. Pourtant j’y suis allé deux fois, à quelques jours d’intervalle, avec Pierre et avec Jean-Eudes. L’ami, c’est celui qui te suit au Bout-du-Monde. L’amoureux, c’est celui qui t’emmène au Bout-du-Monde. Et réciproquement. Ou l’inverse. Avec l’un, j’ai fait l’aller et le retour sur le même sentier ; avec l’autre, j’ai fait la boucle. Avec l’un, le soleil était radieux ; avec l’autre, il a fait beau plusieurs fois par heure. Avec l’un, je me suis mouillé dans le torrent glacé ; avec l’autre, je me suis abrité de la pluie sous un arbre où patientaient trois brebis. Jours de bonheur simple et pur. Je fais le travail que j’aime dans un endroit merveilleux, et ceux que j’aime viennent partager mon sort quelques jours. Dans le bus qui nous ramène à Samoëns depuis le Fer-à-Cheval, je dis au chauffeur qu’on est au Vercland : au centre des cheminots. Il demande si je travaille dans les trains. J’explique alors la résidence, le livre et le spectacle. Je sais qu’il ne faut pas parler au conducteur (l’habituel panonceau nous en dissuade), mais c’est Adel qui a commencé, et il est tellement sympa. Quand on arrive à destination, il se lève et nous serre la main : « Écris dans ton livre que les montagne ne se rencontrent jamais, mais les gens si, toujours. » Je venais justement d’écrire dans le spectacle (dont le décor est montagnard) : « Dans cette histoire, ce n’est pas le décor qui compte, mais les rencontres entre les personnages. »

Ça m’émerveille toujours : il existe tellement de gens sympas et intéressants. Que faire de ces rencontres ? Je ne deviendrai pas ami avec tout le monde, OK, j’ai admis l’idée. La plupart des gens connus au Vercland ne feront que passer dans ma vie. Il faut apprécier la beauté de ces moments éphémères. Par chance, je possède un moyen d’en fixer la trace : j’écris. Je leur trouve une place dans un texte — dans le livre futur. Mais des gens qui m’ont plu, parfois, sont réduits à quelques mots, tandis que des rencontres mineures (émotionnellement) deviennent des personnages substantiels, à cause d’une anecdote utile pour ma narration que j’utiliserai comme cheville, voire comme tremplin. Déséquilibre cruel. Et les rencontres de la dernière semaine ? Aurai-je encore une place pour elles ? Je prends des notes. Je les injecterai quelque part. Ils épaissiront un personnage existant, fusionné avec plusieurs autres. À la fondue, vendredi soir, j’ai parlé à quelqu’un qui entretient des ponts sur les lignes de Saint-Lazare. Des ponts ! Ça ne te fascine pas, toi, les ponts ? Non ? Je ne sais pas ce qu’il te faut, alors. Les ponts m’intéressent et le gars est sympa. Et cet autre gars, arrivé dimanche, son sourire à filer des complexes à la météo : il partage sa joie d’être en vacances en même temps que sa passion pour son boulot : « Tu n’as jamais visité de technicentre ? Si tu veux voir un TGV démonté, tu me dis, on peut arranger ça. » Et cette famille, dont le père m’aborde au restaurant, alors qu’on s’adressait des regards polis et timides depuis une semaine : il était temps qu’on se parle. Les cinq m’intéressent. Le père siffle le départ des trains sur le quai de la gare de Strasbourg : rien qu’avec cette image, je suis aux anges, mais figure-toi qu’il fait de la BD, en plus ; la mère est une institutrice qui croit aussi fort que moi à l’éducation artistique ; et les trois garçons, eh bien, je les ai retrouvés au bar après dîner, chacun le nez dans son cahier, stylo en main, car tiens-toi bien : ils écrivent pour leur plaisir. Tu comprends qu’ils m’intéressent. Et ils s’intéressent à moi. Voilà : mouvement réciproque. C’est cela qui m’émerveille le plus ici. Combien de fois ai-je travaillé avec des gens a priori branchés littérature, et qui m’ont déçu ? Des bibliothécaires qui m’accueillent en résidence, mais ne font aucune allusion à mes livres, jamais, au fil des mois passés ensemble ; des profs de lettres qui m’invitent à animer un atelier d’écriture, sans me dire s’ils ont lu quelque chose de moi, sans me poser aucune question sur ma pratique. Tandis qu’ici, dans un lieu où la littérature n’est pas a priori l’attraction principale, je rencontre plus que partout ailleurs une curiosité bienveillante. Les deux jeunes filles de la première semaine qui me réclament un atelier. Les vacanciers qui lisent mon blog et me le font savoir. Ceux qui ne me lisent pas, et ne lisent peut-être jamais de littérature, mais s’enquièrent de mon projet : « Ça marche comme tu veux, l’écriture ? Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande-moi, je peux te raconter mes histoires. » Ceux qui s’inquiètent de ma situation matérielle : « J’ai choisi la SNCF pour la sécurité de l’emploi, mais toi, tu vis de quoi ? » Ceux qui n’ont pas peur des questions naïves : « Comment on écrit un livre ? » Moi aussi je suis naïf. Je leur demande : « Pourquoi on siffle le départ d’un train ? » Moi aussi je veux connaître des détails pratiques. « Vous êtes combien dans ton équipe ? Tu commences à quelle heure ? Décris-moi un geste typique de ton boulot. Explique-moi un mot technique que tu utilises tous les jours. » À Kevin, j’ai même demandé : « Raconte-moi une histoire que je ne pourrais pas imaginer si je ne fais pas le même travail que toi. » À lui, parce qu’il m’a abordé le premier jour de ses vacances, alors que j’écrivais dehors, pour me dire qu’il ne lisait pas, qu’il ne saurait pas écrire un livre, qu’il voulait comprendre mon travail. J’ai répondu : « Ta démarche est exactement la mienne : je ne suis pas électricien, je n’ai pas l’intention de le devenir, j’ai envie que tu m’expliques ce que tu fais. » Notre relation, pendant deux semaines, est cette curiosité réciproque. J’espère ceci d’une résidence : ne pas être seulement l’observateur, sans espérer être la vedette non plus : que les regards n’aillent pas que dans un sens, de moi vers les autres ou des autres vers moi. Qu’on s’intéresse mutuellement. Qu’on se rencontre.