Je découvrirai la vidéo en même temps que tout le monde. Il faut faire confiance. Le tournage a duré plusieurs heures (deux au moins) pour combien de rushes ? Une demi-heure. Sans doute davantage. Le clip final durera trois, quatre minutes maximum. Au montage, une infinité de films potentiels : garder une image, en virer une autre… les placer dans un ordre, dans un autre… avec le son d’une autre séquence. Et moi, je n’ai vu aucune des milliers d’images tournées en janvier (30 minutes = 1 800 secondes = 45 000 images). Catel dit : « les poètes ne voient jamais leur vidéo avant diffusion. » Ça sonne comme une maxime : une des propriétés du poète est de ne pas voir sa vidéo. Je pense beaucoup à ce tournage cette semaine, à cause de l’atelier cinéma à Gagny. Un cadreur, un perchiste, et toutes les minutes superflues qu’on capte et qui seront jetées — ou gardées de côté, au cazou. C’était dense. Le samedi soir, rétabli du rush de la semaine (autre acception du même mot : « situation où l’on est débordé »), j’explique à Baptiste : « Ils viennent de publier deux photos sur l’Insta d’Appelle-moi poésie, je ne savais même pas que j’avais cette houppette, on était dans les bois, aucune idée de la gueule que j’avais, on ne m’a pas donné de loge pour me pomponner, pas de miroir. » Dans l’ignorance de ma propre image. Quand ils m’ont dit : « On va faire un gros plan », même pas peur. Aujourd’hui je m’en fous, je fais confiance. Mais autrefois j’aurais été terrifié. Les garçons du foyer, cette semaine, je les ai trouvés étonnamment dégourdis devant la caméra. Même les timides, les gênés, ceux qui ne voulaient pas « jouer » : dans le documentaire, tout le monde a accepté d’être une silhouette, d’avoir un corps, de produire un geste, d’émettre un son — par exemple, pendant la scène du repas — je dis « la scène du repas », car c’est un film, mais j’aurais pu dire : « pendant le déjeuner », car c’était aussi la vie normale : un mercredi au foyer pendant les vacances — les mouvements et les voix ont été enregistrés, et personne n’a protesté — mieux : personne ne s’est moqué quand le film a été projeté. Pourtant, le zoom sur le visage de M. est audacieux : le gars ne fait rien, seul au balcon de la chambre, pendant une minute, deux peut-être ; il se tourne lentement face caméra ; le cadre se resserre. Je dis à Baptiste, aussi bien à propos de cet atelier que de mon propre clip : « Les plans les plus intenses sont aussi les plus proches du ridicule : on est sur la ligne de crête. » Mais, aucun ricanement. Total respect de la part des autres ados. Il faut avoir confiance en l’œil qui nous filme ; on lui confie notre image ; il faut avoir confiance en les yeux qui nous regarderont : on leur confie quoi ? Avec Baptiste, je ne parle pas d’une autre paire d’yeux, celle de D. plus tôt dans l’après-midi, sa voix en français : « Je peux faire une photo de toi ? » Je lui ai demandé s’il voulait avec ou sans lunettes. Il préférait sans. Il a précisé : « C’est une photo pour moi seulement. » Je n’ai pas réclamé à la voir.
J’étale sur la table toutes les phrases : celles qu’ils ont écrites ; celles que j’ai attrapées au vol pendant qu’ils parlaient. L’atelier d’écriture était aussi (surtout) un cadre pour recueillir la parole : que les mots émergent, sous une forme ou une autre, pourvu qu’ils leur ressemblent. Ça veut dire quoi, habiter ici ? Il disent qu’ils ne sont pas « ce qu’on pense », ces petits gars du foyer. Ils disent qu’il ne faut pas croire aux préjugés. D’accord, mais plus précisément ? Qui êtes-vous ? Que n’êtes-vous pas ? Au risque de la naïveté, je prétends n’avoir pas d’aprioris sur eux, moi. J’ai peut-être des idées stéréotypées sur leurs parents (pour ceux qui en ont) ; mon expérience est trop éloignée de la leur, sans doute, alors j’imagine des adultes négligents et des maltraitants, des toxiques, des qui aiment mal, des qui n’aiment pas, des qui font n’importe quoi, des qui font ce qu’ils peuvent, des qui n’y arrivent pas — mais en vrai, je n’ai aucune idée de ce qu’ont vécu les mômes avant de se retrouver ici. L’un des garçons dit : « On ne pose pas de questions aux nouveaux sur la vie d’avant, on écoute s’il veut parler, mais on ne demande rien. » Alors, mes préjugés ? Sur les parents oui, sur le système scolaire oui, sur la violence sociale en général : j’ai des opinions plus ou moins justifiées, à l’emporte-pièce si vous voulez. Mais, sur ces petits gars ? Je découvre la maison avec la certitude que ce sera super. Voilà mon préjugé. L’un d’eux s’excuse au nom du groupe : « On n’est pas toujours respectueux avec vous, alors que vous êtes là pour nous. » Ah bon ? Carole et moi, on proteste, et Julien aussi. J’en ai vu, des ados irrespectueux ! Bien pires que vous ! Au lycée, tellement de gosses qui n’écoutent pas ce que je dis, malgré la contrainte scolaire : qui sont assis face à moi, la tête enfouie dans les bras, alors que j’explique un truc ; qui restent scotchés à leur téléphone ; qui parlent à leur prof comme au dernier des cons ; qui ne prennent pas la peine de se présenter au cours ; qui nous font la faveur de venir, mais les mains vides, sans papier ni stylo, et me dévisagent comme un martien quand j’exprime mon étonnement. Ici, je n’ai pas vu ces postures. Tout le contraire. Une quinzaine de jeunes gars adorables — remuants certes, parce que vivants, mais sympas comme tout — j’écris à P. le premier soir : « Sous la carapace (qui n’est pas très épaisse) ils sont vraiment choupis. » Nulle part ailleurs on ne m’a proposé si souvent du café. Vous avez souvent entendu un ado dire : « Laisse ta tasse, je m’en occupe, je ferai la vaisselle » ? Alors, oui, parfois ils ne sont pas au taquet dès le matin, ils tardent à descendre ; mais ce sont les vacances ; moi aussi j’ai eu seize ans, je me levais à 10 ou 11 heures et je traînais les pieds. C’est D. qui nous le rappelle : « Vous êtes chez moi ici. » Puisque le foyer s’appelle « la maison ».
J’étale les phrases sur la table. Je les appelle : « mes rushes » — puisque c’est un atelier cinéma. Je dis à A. de rester, pour m’aider à les regrouper par thèmes, les trier, les assembler : « faire le montage », en somme. J’attribue ce rôle à A. parce que sa patience est un talent rare dans le groupe. La plupart sont à fond dans l’action, premiers à faire les malins, changeant d’idée cent fois par jour, y compris pendant la prise, alors qu’on l’avait répétée avec soin : soudain le scénario bifurque à cause d’une impro, tant pis ou tant mieux, débrouillez-vous avec ça. Mais A. n’a pas ces qualités. Mais A. a d’autres qualités. Je suis heureux d’être tombé sur celles-ci, car je crois qu’elles ressemblent un peu aux miennes (et nos défauts, sans doute) : ô combien j’aime mon travail, qui m’offre tant d’occasions de me frotter à l’autre ; des modes de vie, des références si éloignées de moi ; mais comme il est bon, aussi, le temps d’une pause, de bavarder en compagnie d’une personne qui partage mes goûts. Celui des livres, par exemple, mais pas que. Et les livres : pas les mêmes que moi. J’entrevois des passions drôlement pointues dans cette tête-là. Comment ne pas transformer un complexe d’infériorité (« je suis incapable de faire partie de ce groupe ») en complexe de supériorité (« aucun d’entre eux ne saurait faire ce que je fais ») ? S’imposer à soi-même une exigence redoutable, mais rester indulgent envers les autres ? Sa petite voix, en regardant les bribes déployées sur la table : « Vous en êtes content ? » (je lui ai demandé de me dire tu, pourtant, je crois). Je réponds que oui. Et j’enchaîne aussitôt, car je sens le jugement pointer dans sa question : « J’aime ces mots parce qu’ils sont sincères, beaux dans leur spontanéité, parfaits pour cet atelier documentaire où nous cherchons à montrer qui vous êtes. » Tant pis pour l’ambition littéraire ! Dans ce lot, il y a des fulgurances qui valent le coup. Tandis que le texte d’A., qui vient seulement d’embarquer dans cette galère-foyer, est composé en alexandrins. Bien sûr, on pense : « C’est un ovni dans cet endroit. » On ne l’entend jamais, alors que les autres sont si bruyants. Une discrétion paradoxale : une présence en retrait, mais qui veut se faire remarquer. Car son apparence est son porte-parole, que dis-je ? un drapeau flamboyant ! Je lui dis : « Ta chance, si tu es d’accord pour dire que c’est une chance, c’est qu’on retient ton prénom dès le premier jour : tu te distingues de la foule de ces ados inaperçus, qu’on a tous connus sans les connaître, qu’on a beau fréquenter toute une année et qu’on confond toujours avec le voisin ou la voisine. » Oser ça à quinze ans, bravo. Je pense à B. qui osait pour la première fois, à trente ans, la semaine de la rentrée (il est prof), se vernir les ongles. Je me souviens comme il était fier de son geste, et flippé à la fois, d’assumer une différence aussi visible ; j’ai senti que sa vie était mouvante, cet été, au bord d’un changement, en déséquilibre permanent, j’étais heureux d’assister à cela ; mais je ne l’ai pas revu depuis : pourquoi ? donne-moi des nouvelles, B., dis-moi comment ces jours sont passés pour toi. Ma vie est douce, j’aime ce qui m’arrive. Cette semaine, c’est le rush, disais-je, car les rencontres m’épuisent et me passionnent : ces chouettes petits gars dont on capte la parole : nous leur montrons leur film le vendredi après-midi, et soudain : « C’est fini, merci d’avoir joué avec nous, on s’en va, c’était cool, à bientôt peut-être. » On n’est même pas sûrs de les revoir, même si l’on revient au foyer le mois prochain : certains seront absents pour la journée, d’autres seront partis pour de bon. On ne peut quand même pas les adopter. Ce sont des présences, des attitudes, des bouts de dialogue. On aimerait conserver toutes les choses qui ont eu lieu — ne pas les couper au montage. La mémoire triera sans doute. Mais pour l’instant, je garde tout.
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