À tous ceux qui l’honorent de leur présence

C’est un de ces cafés où, tout de suite, on se sent à sa place. Je fais semblant de lire La Dépêche en écoutant le patron : il vante justement la qualité de son bistrot, disant que tout le monde est le bienvenu chez lui. Le type au comptoir lui donne raison. Il dit : « L’an passé j’étais à Paris, du côté de Bastille, dans un de ces cafés genre je me la pète » et je vois tout à fait de quoi il parle, puisque c’est mon quartier.

Dans un autre café, plus tard. J’ai rendez-vous avec Mathieu pour préparer la lecture de jeudi et, d’abord, pour faire connaissance. Je lui tends la main, faisant fi des recommandations officielles en matière de sécurité sanitaire. Plus tard, on se fera même la bise : sommes-nous des inconscients ? Il me tient un langage que je comprends, bien que je ne sois pas dans mon élément vital quand on parle de musique – signe que nous allons bien nous entendre. On décide d’aller travailler chez moi (ça y est, je dis déjà « chez moi ») : nous parlons, je lis, il me fait écouter des sons qui me séduisent immédiatement. Je dis im-médiatement, et ce n’est pas innocent de ma part : je n’ai pas les mots pour décrire ces sons, je ne sais pas les observer à travers une grille quelconque. Entre eux et moi il n’y a rien, c’est im-médiat, ils me traversent sans que je sache en dire quoi que ce soit. Une image ou un texte, je les comprends (ou je crois les comprendre) ; le son, ça me touche ou ça ne me touche pas. Ceux que Mathieu a préparés m’enchantent et me persuadent que cette lecture sera belle.

Je n’ai pas encore été au pôle Mémoire fouiller dans les archives. Mais je suis entré chez ce brocanteur. J’ai entendu d’abord une sorte de toux, des éternuements insolites. Devais-je rebrousser chemin ? C’était un chien : sa façon d’aboyer ; chacun fait ce qu’il peut. J’ai donc fouillé des vieux papiers, cet après-midi, sans me rendre aux Archives qui m’accueillent pourtant en résidence. J’ai acheté un buvard illustré, des Biscuits Jean-Émile Poult (j’ai vérifié : la fabrique existe toujours, elle appartient à un fond d’investissement états-unien, car la mondialisation galope, l’argent et les virus se déplacent plus vite que les gens) et une étiquette de sucre d’orge du confiseur Gaudron, établi rue des Cordeliers (aujourd’hui : de la République). Surtout, j’ai acquis ce programme de la 22e Fête-Concours de l’association des Sociétés de Gymnastique et de Tir du Midi, qui s’est tenue à Montauban les 12, 13 et 14 juin 1926.

« À l’intérieur, il n’y a que des publicités, me dit le monsieur.
— C’est cela qui m’intéresse.
— Moi aussi, ça m’intéresse, mais il faut bien le vendre. »

Elles sont imprimées sur les pages roses, comme les locutions latines du Larousse. J’y retrouve les biscuits Poult, « supérieurs aux meilleurs » : rien que ça ! Vient ensuite un topo du président du Syndicat d’initiative de cette ville « douillettement étalée sur la rive droite du Tarn, campée au faîte des dernières croupes du massif central » :

Ses hôtes sont certains d’y être les bienvenus, et chaque habitant de la cité d’Ingres se fera un devoir d’être agréable, dans la mesure de ses forces, à tous ceux qui l’honorent de leur présence. Que les touristes nous permettent donc de leur faire en quelques lignes les honneurs de la cité.

J’ai repensé au patron du bistrot, qui se faisait un devoir, lui aussi, d’honorer tous ses visiteurs, depuis le bourgeois qu’il n’aime « pas trop » jusqu’au pauvre gars « qui veut une menthe à l’eau ».

Si cette promenade leur a donné envie de pénétrer plus intimement les secrets de la ville qui se félicite de leur présence, ils peuvent s’adresser au Syndicat d’initiative […]

« Pénétrer plus intimement les secrets de la ville », dit-il. « Et inversement », je réponds. Parce que moi, ce que j’aime dans ce livret, c’est le plan de ville qui est à la fin. Toute la brochure est agréable, certes, mais d’autres fascicules sauraient l’égaler en charme et en arguments persuasifs : cela ne suffit pas. Souvent, c’est d’un détail qu’on tombe amoureux. Ce plan de la ville, il a la sensualité des dessins tracés à la main ; il a aussi l’assurance d’une gravure imprimée sans timidité, s’enfonçant énergiquement dans le papier, s’inscrivant pour toujours dans son épaisseur même. Voyez les courbes délicates figurant la rivière : voyez comme elles marquent profondément la feuille, la pénétrant intimement – comme il dit.

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