Un homme a disparu en 1869. On ne sait même pas s’il a disparu en octobre ou en novembre de cette année. Comment est-ce possible, de ne pas savoir quand il a disparu ? Sait-on seulement, au fond, ce que veut dire disparaître et, donc, à quelle date se produit ce phénomène de disparition ? Doit-on prendre en compte la date de la dernière fois où cet homme a été vu ? (Mais alors, la personne qui a vu l’homme devrait pouvoir se rappeler s’il l’a vu en octobre ou en novembre, non ?) Ou bien a-t-on considéré comme plausible que cet homme ait vécu normalement en octobre ou novembre (sans qu’on l’ait vu vivre ainsi), puis qu’on a de bonnes raisons de penser qu’il a quitté la vie normale à ce moment-là, pour vivre désormais à la manière disparue ? Est-ce que cela signifierait, alors, que mener une vie normale (qu’est-ce que ça veut dire ?) sans voir personne, sans en informer personne, n’est pas une chose inquiétante ? mais que mener un autre genre de vie (lequel ? on n’en sait rien) dans un autre endroit, ce serait : disparaître. Ce doute, là, ce « octobre ou novembre », je ne le comprends pas.
Ces cinq lignes (plus les deux autres que j’ai masquées, parce que c’est pas la peine de donner, ici, son nom) sont les seules que j’ai lues au sujet de cet homme. La seule chose que je sais de lui, c’est qu’il a disparu et que, dix-sept ans plus tard, on ne sait toujours pas où il est – au point qu’on finit par le déclarer « absent » pour de bon, c’est-à-dire mort jusqu’à preuve du contraire (genre : le colonel Chabert, qui était absent puis qui ne l’était plus). Je ne l’ai pas vue, la preuve du contraire. Alors, la seule chose que je sais de lui, c’est qu’on ne sait rien.
Je me suis dit : je pourrais essayer d’en savoir plus. En lisant le jugement lui-même, peut-être trouverai-je quelques détails de plus. Je suis allé hier aux Archives de Paris avec cette intention.
J’arrive aux Archives. On m’explique comment ça marche. Pour savoir où chercher le jugement qui m’intéresse, il faut consulter les répertoires alphabétiques et les rôles, afin de savoir quelle chambre a jugé mon affaire. Les répertoires ? Ah, oui, mais pour 1886 ils n’existent pas, les répertoires. Le guide d’aide à la recherche précise même (je copie) : « Pour la période 1882-1896, il est impossible de retrouver la date d’un jugement puisque les répertoires sont en déficit de 1882 à 1896 et les rôles de 1881 à 1889 » (comprendre : les répertoires et les rôles en question ont, au choix : été chouravés par un fétichiste, péri dans un incendie, fini dans l’estomac d’un rongeur).
« Vous allez devoir consulter les jugements de toutes les chambres, alors (il y en a huit). Heureusement, la date, vous l’aviez déjà, vous. Sinon, c’était juste impossible, c’était l’aiguille dans la botte de foin. »
Je consulte donc les huit grimoires, calligraphiés par de soigneux greffiers. C’est long, mais ce n’est pas désagréable à faire (au contraire). En ouvrant le huitième, je me dis : ce sera dans celui-là. Eh bien, non. Chou blanc (marrant : plus haut, j’ai écrit : chourave). Bredouille. On m’explique que ces registres-là sont les jugements sur papier timbrés, mais que d’autres décisions étaient consignés dans un autre registre, celui des jugements avec assistance. Si ça se trouve, la décision que je cherche a été rendue dans ce cadre. Mais, pour l’année qui m’intéresse, le document est manquant. Comprendre : détruit par un incendie ou par les dents d’un rongeur, allez savoir. Disparu, quoi.
Cet homme a laissé des traces derrière lui, nécessairement, quand il a décidé de quitter la vie normale – car, oui, j’ai décidé qu’il l’avait décidé. En fait, non, je ne l’ai pas décidé encore, c’est plus compliqué que cela. Ce qui m’intéresserait sûrement, c’est de ne pas trancher cette question. De maintenir le flou. Non pas à la manière d’un mystère à élucider, mais comme une chose qui, tout en étant capitale, n’aurait finalement pas d’importance. Je voudrais me projeter dans l’imaginaire des autres (de ceux à qui cet homme manque) et tenter de rendre compte de ce qui se passe dans leur tête : il serait question de l’absence, évidemment, et à la fois de cette sorte d’indifférence face à cette question (est-il parti volontairement ? on ne sait pas). Il a disparu, c’est tout, et c’est déjà beaucoup. C’est assez.
Il y a un peu de cette question dans Les présents, mais je ne veux pas la creuser plus profondément. C’est pour cela, sûrement, que je commence à penser à Rue des Batailles : penser maintenant à ce que je mettrai là-dedans, ça peut être un garde-fou contre la tentation de mettre ça, déjà, dans Les présents. J’ai assez à faire avec Les présents, inutile de charger la barque encore plus. Ce que j’écris ici, ce matin, c’est précisément ce que j’ai expliqué à T. hier après-midi en sortant des Archives. Je lui ai expliqué mes projets comme s’ils étaient déjà des projets, alors qu’en réalité je les formulais (je leur donnais forme) en même temps que je lui parlais – je donnais du sens à ces idées confuses, grâce à son écoute et à ses questions, et aux choses qu’il m’a dites sur lui, sur ses projets à lui, sur ses doutes. Je lui ai dit, vers la fin : « Je ne sais pas si je poursuivrai mon enquête parce que, au fond, l’histoire de cet homme m’intéresse peu ; j’ai déjà suffisamment de matière littéraire, et c’est cela seul qui compte ». Il m’a répondu : « Je suis sûr que si, tu vas continuer ».
Évidemment, je vais chercher encore un peu. Et tant pis si je ne trouve rien. Ou tant mieux. Un homme a disparu. Cet homme a laissé des traces derrière lui, nécessairement. Et si ces traces ont disparu aussi, alors, la seule chose qui restera de lui, c’est sa disparition.
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