Il regarde les bustes d’enfants si réels, leurs yeux ardents percés dans la matière, les surfaces délicates de la peau. Il les considère droit dans les yeux, à hauteur d’enfant, parce qu’il est un enfant : c’est un petit garçon très beau, silencieux et ébouriffé, curieux. Le voyant évoluer parmi les sculptures, je ne peux faire autrement que de le regarder de la même façon : comme une œuvre d’art. Puis, je prends conscience de ce regard-là et je me dis : « On ne dévisage pas les gens comme ça. » Puis : « Et pourquoi pas ? » On contemple bien ces têtes de bronze et de terre cuite, aussi vraies que des vraies ; on peut faire la même chose avec les têtes vivantes : je n’ai pas envie de faire de différence.
À cette exposition de Vincenzo Gemito, il y a aussi une peinture d’Antonio Mancini : O’Prevetariello et, face à elle, ce jeune type qui l’observe avec attention. Il a la même tête que le garçon peint, mais avec des lunettes et dix ans de plus. Je le regarde, puis je regarde le tableau. Mes yeux font l’aller-retour plusieurs fois : je crois qu’il m’a vu et qu’il a compris.
Je me souviens des dessins de Gemito vus au musée de Capodimonte il y a trois ans : je les avais aimés pour la dureté des regards, et l’étincelle qui brille tout de même, loin du pittoresque, loin du pathétique, loin des affreux poulbots de carte postale. Il faisait nuit : j’étais redescendu en ville par cette rue qui serpente jusqu’au quartier Stella. Il fait nuit aussi, quand nous quittons cette expo au Petit Palais. Il est 17 heures, le café ferme déjà – et, dans ce quartier perdu, on n’en trouvera pas d’autre, inutile de se précipiter dehors. Alors on fait un tour dans les salles du musée qu’on connaît par cœur – qu’on ne connaît pas si bien, en vérité, parce qu’elles changent trop souvent.
Depuis que la librairie a déménagé au sous-sol (pour devenir une boutique de goodies où l’on peine à retrouver les livres), on a plus de place pour voir les peintures. On prend du recul. Pour voir Les âges de la vie d’Eugène Carrière, que j’aime tant – surtout Les fiancés. Et dans cet espace nouvellement aménagé, je découvre un homme que je n’avais jamais vu, étendu sur son socle de gisant, un peu trop haut pour qu’on puisse bien le voir : il porte de gros favoris touffus. Ça m’étonne. Je ne l’aurais pas imaginé ainsi, Alphonse Baudin : je le voyais glabre, ou bien décoré d’une barbe véritable, d’un collier d’insurgé. Là, il a une tête de bourgeois, on croirait presque Jules Ferry. Il est habillé bourgeoisement, ce mort : le costume avec le gilet, pas un bouton ne manque. Il est député, tout de même. J’aime bien Alphonse Baudin, à cause de cette plaque sur le faubourg Saint-Antoine, l’emplacement de la barricade où il est tombé, au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851. Il fait une apparition ici, et aussi dans Les présents, mais c’est la première fois que je le vois en vrai – c’est-à-dire en statue, mais je n’ai pas envie de faire de différence. Sa chemise est ouverte largement sur une poitrine lisse, intacte. Il nous montre son corps, fort et vulnérable, sans blessure. Pourtant, il est mort. Mais, l’intention du sculpteur n’est pas de montrer comment on l’a tué (la peau déchirée par la balle tirée par le soldat), mais pourquoi il est mort : parce que cet homme a représenté le peuple jusqu’au bout. Il a porté sa voix, il s’est engagé auprès de lui. Il s’est battu, il s’est exposé. Il a ouvert sa chemise, il était nu, désarmé, comme le peuple. Il s’est fait tuer, comme ses camarades : il n’a pas fait de différence.
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