J’habite sur une presqu’île et j’attends à la gare quelqu’un que j’aime, alors j’ai pensé que ce serait une bonne idée de lire ce livre : un homme habite sur une presqu’île et attend l’arrivée d’Irmgard. « Irmgard était dans le train maintenant, et ce vacarme réglé, ferraillant et fidèle, auquel il la confiait le rassurait : elle venait vers lui aussi paisiblement, aussi assurément qu’une petite étoile en route vers sa conjonction. » Cette assurance du personnage de La Presqu’île de Julien Gracq est totalement poétique et amoureuse, pas du tout matérielle, car il n’a aucun moyen de vérifier que sa belle approche — qu’elle n’a pas manqué le train. C’est plus facile pour moi : dès 7 heures, j’avais un texto de Pierre tout excité par son voyage, puis un autre qui me confirmait sa bonne correspondance à Angoulême. Alors j’achète un café au kiosque et je m’installe sur un banc, au soleil, face à son arrivée imminente. « En face », oui, car Royan est une gare terminus comme le sont toutes les gares parisiennes — et celles du Havre, de Brest, de Briançon — la voie s’arrête ici, tout le monde descend. Une autre ligne desservait autrefois la presqu’île, mais pour gagner Arvert, La Tremblade et Ronce-les-Bains, il faut désormais continuer par la route, quitter la côte sud (celle de l’océan) pour le littoral flou du nord, celui qui borde l’estuaire de la Seudre aux contours mous, à la terre gorgée d’eau qu’on hésite à appeler terre. Julien Gracq écrit : « Par la coulée des vallons, on apercevait derrière la crête qui surplombait la route les plaines mouillées qui longeaient l’estuaire. » C’est exactement ce que nous verrons par la vitre du bus, ligne 6, en début d’après-midi. Mais d’abord, c’est encore le matin et Pierre me sourit, il descend du train, c’est la première fois que je le vois dans une gare. La première fois que je le vois sur une plage. Sur un port. Nouveaux paysages à arpenter ensemble. Une forêt. Un marais. Je lui dis : « Je suis content d’être tombé ici parce que ça ne ressemble à rien ; il y a plein de coins où la campagne est jolie comme d’autres campagnes sont jolies, mais ce marais est bizarre, singulier, on apprivoise autre chose. » Il est dans ses meilleurs jours. Il est curieux, enthousiaste. Il dit même, à propos de l’église Notre-Dame, chef-d’œuvre brutaliste, énorme tas de béton, merveille implacable érigée là comme une catastrophe : « J’ai envie d’entrer pour voir » — alors qu’il est allergique au béton, mon petit Pierre, et ne s’émeut que de l’ancien, du raffinement des arts pluriséculaires, du savoir-faire de fourmi des dorures et des broderies. À l’intérieur de la grotte, il reconnaît que la lumière est belle, la violence du matériau annulée par la douceur des rayons colorés, les courbes enveloppantes, une élévation. Il faut vraiment qu’il soit bien luné pour voir ça. Comment ne pas l’être ? Sur la plage de Ronce on goûte les variations du sable sous nos pieds : celui qui s’enfonce, celui qui nous porte, celui qui s’effondre, celui qui garde nos empreintes. Dans le marais on tâtonne, on s’assure que le chemin est un chemin, les herbes sont trompeuses, par endroits les tiges sont plus hautes que nous. Et le soir, lorsque Pierre rentre à la maison — je parle ici du premier Pierre, le Pierre de tous les jours, la deuxième pièce du duo, le compagnon de ces jours tendres, loin de chez nous (mais être chez nous, c’est être entouré de ceux qu’on aime) — il accueille le nouveau Pierre dans notre routine, et moi, je suis ici, avec mes deux Pierres, je suis heureux.
On pourrait croire d’abord que les allées menant à l’océan portent des noms d’oiseaux (mouettes, courlis, sarcelles, sternes, pluviers, albatros) et que celles de derrière, en retrait de la côte, pratiquent le langage des fleurs (bégonias, mimosas, seringats, hortensias, pas mal de noms en a), mais tout est plus complexe qu’on croit. L’allée des Marguerites est à la suite des Cormorans et des Goélands. Il y a même une allée des Écureuils, qui ne sont ni des fleurs, ni des oiseaux. J’explore mon nouveau cadre. Le matin, c’est une promenade brève. Je marche sur la plage, le soleil dans le dos, ces jours-ci la marée est basse à 10 heures, l’océan est loin. Des piafs dont j’ignore le nom pataugent dans les flaques, en quête de crustacés que je ne leur disputerai pas. J’enjambe l’un de ces blocs de béton en forme de Lego qui, je suppose, font obstacle aux grandes crues, et je saute à pieds joints sur l’asphalte. J’arpente le quartier engourdi : il se réveillera au printemps. Une station balnéaire hors-saison. Presque tout est fermé. La boulangerie ouvrira le mois prochain. Je prends l’allée de la Poste ou celle de la Chapelle, qui ne mènent ni à la poste, ni à la chapelle, mais à la supérette. J’aime le mot supérette. Il est écrit très gros, en capitales rouges, horizontalement et verticalement. Bonjour bonjour. C’est le quatrième matin. Je reviendrai demain à la même heure. J’installe une routine. Une baguette. Un fromage. Des fruits. Je suis allé au marché avant-hier, trois stands sous la halle, dont deux consacrés aux animaux marins. Un peu déçu. J’aurais aimé acheter, oh, je ne sais pas — car nous ne manquons de rien. Quatre caisses de victuailles dans le coffre de la voiture ! J’ai commencé par liquider les plus fragiles, les plus avancés, les germés, les flétris, les ramollis, ou en passe de le devenir. Les poireaux attendront. J’épluche. Je découpe. Il me reste cette sorte de déchets que j’ai pris l’habitude de traiter avec égards : lambeaux des légumes qui m’ont nourri, écorces de fruits bourrées de vitamines dont les limaces feront leur miel. Comme c’est idiot de les envoyer à l’incinérateur… dépenser de l’électricité nucléaire pour les brûler, végétaux composés majoritairement d’eau. Mais le jardin n’est pas le mien, je n’y jetterai donc rien — car nous avons un jardin. Disons : une allée menant au garage, car nous vivons dans un garage, oui, changé en maison, telle la citrouille devenue carrosse. Alors, l’après-midi, j’emporte mes peaux et pépins, mes queues et coquilles, et je marche dans l’autre direction — il y a le côté de l’océan, et puis le côté de l’estuaire — je m’écarte du chemin, je m’avance dans le bois, et je les offre à l’humus, sous un tas de feuilles. C’est la seconde promenade, un peu plus longue. Dans cette direction, il y a un pont que je n’ai pas franchi. Il enjambe ce fleuve énorme, si large qu’on croirait l’océan. Il faut dire que l’océan, chez nous, n’est pas infini : notre plage borde le pertuis, une bande d’eau étroite dont l’île d’Oléron bouche l’horizon. Victor Hugo a décrit notre presqu’île. Il a tout décrit. Chaque fois que je vais quelque part, Victor Hugo est venu avant moi. Je crois qu’il n’a pas trop aimé son séjour ici. Il écrit : « La tristesse croît à chaque pas que vous faites. » Et puis : « Le pertuis de Maumusson est un des nombrils de la mer. Les eaux de la Seudre, les eaux de la Gironde, les grands courants de l’Océan, les petits courants de l’extrémité méridionale de l’île pèsent là à la fois de quatre points différents sur les sables mouvants que la mer a entassés sur la côte et font de cette masse un tourbillon.1 » La Seudre est le fleuve dont je parlais, bien plus large que la Seine à Paris, que la Loire à Nantes. Et bordé de marais, avec ça, si bien qu’on distingue mal ses contours : les limites de la terre et de l’eau sont floues. Il faudrait s’écarter de la route, s’enfoncer dans les chemins, tâter du bout du pied, faire plotch-plotch et tomber dans un fossé. Ça ressemble à du sol parce que c’est hérissé d’herbe verte, mais ne vous y fiez pas, ça ne tient sur rien du tout. Je me souviens du marais vendéen — au dessin plus monotone que le puzzle que je devine ici — parce que c’est le seul marais où je me suis promené, mais aussi parce que j’y avais un rituel, une promenade dont celle d’aujourd’hui est un avatar, une variante. J’étais à Luçon pour écrire ; je sortais pour me laver les yeux de mon écran, et les idées de mon roman ; je suivais le chemin derrière ma maison ; je pénétrais le marais communal qui était le territoire des vaches. Ici, la situation se répète. Je suis seul toute la journée pour écrire. Je sors pour m’aérer le ciboulot. L’horizon et le vent me lèchent les neurones. Dehors, quasi personne. Quelques vieux avec des chiens. Peut-être des patients de Pierre. Une route qui devient un chemin. Les oiseaux à longues pattes emmanchés d’un long cou. Mais pas de grosses bêtes en vue : veau, vache, cochon ? On élève plutôt des mollusques bivalves, qui seront mangés vivants avec une goutte de citron. Je n’en ai pas vu, mais on me l’a dit. Pour l’instant, je n’ai presqu’rien vu de la presqu’île. Je n’ai pas quitté Ronce-les-Bains. Tu n’as rien vu à La Tremblade, comme dirait l’autre. À Arvert non plus. À Marennes encore moins.
Nous avons tous une relation différente avec les années 1990. Pour le dire mieux, prenons d’abord une vieille image, plus vieille que ces années-là, vraiment très vieille. Si je vous montre une carte postale du village de Villetaneuse en 1900, par exemple, vous aurez la même réaction que moi, c’est-à-dire que l’image ne vous rappellera aucune expérience vécue, vous constaterez seulement un écart : l’écart béant entre le passé rural et le présent radicalement modifié de la petite couronne parisienne. Que votre conception du présent soit nourrie d’une connaissance empirique du territoire, d’un savoir encyclopédique ou bien de stéréotypes, dans tous les cas cette carte postale incarnera pour vous « le passé lointain ». En revanche, si je vous montre une photo prise en 2024 avec mon iPhone, il y a peu de chances pour que vous la considériez comme « un témoignage du passé » — à moins qu’elle ne représente un lieu récemment transformé, ou une personne tout juste décédée, ou un enfant si jeune qu’il grandit à vue d’œil. En gros, ce genre d’image ferait consensus pour incarner « le passé très proche ». Je ne parle pas de « présent », car nous savons que la photo est par essence une archive. Elle enregistre ce qui est pendant la fraction de seconde que dure la prise de vue ; dès la fraction de seconde suivante, cette chose n’est plus ; la photo, c’est la mort ; vous le savez aussi bien que moi si vous avez lu Barthes à l’école sans tout comprendre, en notant les phrases les plus percutantes sur une copie à carreaux, pliée en quatre, toujours glissée entre les pages aujourd’hui, dix-huit ans plus tard. Il observe des photos et il écrit : « ça a été ».
Il faut un lieu pour qu’une rencontre ait lieu : on se côtoie dans un train, dans une salle de classe, dans la file d’attente d’un magasin, dans une cage d’escalier. Les immeubles à ascenseur, dans lesquels l’escalier est relégué derrière une porte coupe-feu, circulation bêtement technique en béton nu, éclairée par un néon trop blanc, n’autorisent pas la rencontre. On se donne rendez-vous dans un parc, dans un café, dans une galerie que l’on fera semblant de visiter ensemble : les villes qui ne possèdent pas de tels lieux (les villes qui ne sont pas des villes) n’autorisent pas qu’on se connaissent ainsi, au grand jour. À défaut, on ose parfois un rencard directement chez l’un ou chez l’autre, mais cette intimité immédiate, on la souhaite vraiment avec très peu de gens. Alors, il faut trouver d’autres lieux. Investir les espaces existants. Créer les espaces qui nous manquent. On se dit souvent, Pierre et moi, que notre amitié aurait une allure toute autre si cette chambre n’avait pas été inventée : elle est le lieu d’une intimité choisie, jamais subie : le lieu où nous pouvons être seul à tour de rôle, et ensemble lorsque nous le désirons. Il existe d’autres manières d’être amis qu’en partageant une chambre, bien sûr, et ces manières sont belles — mais notre manière à nous, qui ne convient peut-être qu’à nous-mêmes, nous l’avons dessinée sur mesure. Pendant que j’écris ces lignes, il me dit : « Tu sais que utopie veut dire pas de lieu ? » Évidemment je le sais. J’aime le mot d’utopie pour parler de ce qui m’anime : mon énergie tendue vers un mode de vie idéal que je n’ai pas encore atteint, vers lequel je me dirige avec enthousiasme — qui n’existe pas encore. Mais nous, ce qui nous rend heureux s’incarne dans un lieu précisément délimité : un topos, c’est-à-dire un lieu en même temps qu’un objet de discours. Je suis capable de dessiner la topographie de mes amitiés. Les lieux où les rencontres ont lieu, ceux où les relations se développent et s’épanouissent. Lieux publics et lieux intimes. La chambre où j’écris ces lignes est un accélérateur puissant. Baptiste le dit aussi : « Avant que je passe une semaine dans ta chambre, on ne se connaissait pas si bien. » On se voyait au café quand il venait à Paris. Et puis il y a eu la chambre. Des tas de gens, parmi ceux qui sont mes amis aujourd’hui, ont dormi ici. L’autre soir aux Anges, par exemple, autour de la table, j’ai compté : Pierre, Maël, Baptiste, Thomas, Gaétan, Pierre. Nous aurions été amis sans cette chambre, peut-être, mais quelque chose s’est cristallisé à ce moment. Jérôme est venu souvent chez moi (il n’était pas à la table de mon anniversaire) et je suis allé chez lui à Bruxelles. Ce n’est pas rien de savoir quelle tête a l’ami au petit déjeuner. Au printemps dernier, Jérôme m’a dit : « Natan vient en Europe. » Il m’avait parlé de Natan, le traducteur en portugais de son Autubiographie. Il était sûr qu’on s’entendrait bien. J’ai confié mes clés à Natan avec quelques instructions. Nous nous sommes vus deux ou trois fois pendant la semaine. Il édite la revue Caça e Pesca qui n’est consacrée ni à la chasse, ni à la pêche. Cet hiver, il m’a demandé un texte pour Caça e Pesca puisqu’il s’agit d’une revue littéraire. Il m’a dit : « Le numéro 13 fête le deuxième anniversaire de la revue et aura pour sujet le lieu (locus). » Si ma chambre n’avait pas existé, mes conversations avec Natan ne se seraient pas déployées de la même manière ; il est très probable que nous ne nous serions même pas croisés ; sans obligation de se donner rendez-vous pour la remise des clés, nous aurions échangé quelques messages laborieux pour accorder nos emplois du temps et proposer mollement un café ; nous serions passés à côté d’une rencontre ; j’en suis certain. Il faut un lieu pour que quelque chose ait lieu. J’ai donc écrit ce récit : « C’est une maison ». L’appartement que je décris est celui qu’Henri m’avait confié à la Cité des Arts pendant son expo « Absent de Paris » : il avait créé le lieu où ma rencontre avec Pierre a eu lieu. Je vous livre ce texte, truffé de mots géologiques pompés dans les « Travaux pratiques » de Perec (la voix off du clip tourné avec Pierre cet été), ici en version originale, tandis qu’il paraît dans Caça e Pesca traduit par Natan Schäfer sous le titre : « É uma casa. » La première fois qu’un texte de moi est traduit et publié. Merci Natan.
C’est une maison
C’est le lieu où quelque chose peut avoir lieu. Mais d’abord, longtemps avant, c’est une cuvette géologique. Un socle cristallin sur lequel se déposent les sédiments, les grès et les schistes. Les mers chaudes recouvrent le bassin parisien, les micro-organismes forment les couches calcaires, l’eau se retire. Les phases émergées et immergées se succèdent, entrecoupées de longues époques lacustres. Le millefeuille de sables et de gypses, de marnes et de caillasses est achevé. Le fleuve trouve son lit. Au bord de celui-ci, des gens assèchent le marais. Ils nivellent la grève. Ils construisent une berge. Ils habitent le quartier. Ils inventent la ville du futur. Ils creusent des fondations et montent un mur de pierre. Ils élèvent des poteaux à section carrée taillés dans des chênes pluriséculaires. Ils posent les poutres. Ils comblent les pans de bois avec un torchis de plâtre. C’est une maison de cinq étages sur un quai au bord de la Seine. Face à la maison, une île, d’autres maisons, une cathédrale gothique. Des gens vivent dans la maison, puis meurent. D’autres vivent à leur tour. Le temps passe. Des gens décident que cette maison accueillera des artistes. Un artiste est mon ami. Il habite une pièce du deuxième étage pendant un an. Le septième mois, il est absent. Il ne laisse pas sa chambre vide : il organise une exposition. Parmi les œuvres, il y a moi qui ne suis pas une œuvre, mais un homme qui écrit, assis sur une chaise, les coudes sur le bureau. Parfois quelqu’un sonne. J’ouvre la porte. Je montre les images et les objets exposés. Nous parlons. Ailleurs, loin d’ici, à plusieurs centaines de kilomètres, quelqu’un prend un train. Il sort du train. Il marche. Il dort quelque part. Il voit des gens. Il fait des trucs. Deux ou trois jours passent. Il marche sur la couche d’asphalte qui recouvre les pavés de grès cubiques. Sous les pavés, une couche de sable. Les marnes, les calcaires, le schiste. C’est une rue dans la ville où j’habite. La rue est bordée de maisons aux soubassements de pierre, aux murs de briques, au parement de plâtre. Certains immeubles sont en béton. D’autres sont élevées dans ce calcaire qu’on nomme lutécien. Il pousse une grille de fonte. Il monte l’escalier de bois. Il sonne. J’ouvre la porte. Il vient visiter l’exposition. Il parle, je parle. Nous sommes deux dans cette pièce. C’est le cadre dans lequel les choses peuvent avoir lieu. C’est une scène. Une espèce d’espace qui délimite les corps, les gestes, les paroles. Voilà. Quelque chose a lieu.
Dimanche soir, je dis à J.-E. : « La surprise était complètement loupée, mais le cadeau était trop bien. » La tradition de ces week-ends mystères a commencé il y a mille ans, il est même très possible que ce soit moi qui l’ai lancée, dès notre deuxième été : puisque l’anniversaire de J.-E. tombe un jour férié, il est toujours libre, alors rien de plus facile que de l’embarquer quelque part, et j’avais choisi Fontainebleau, une destination exotique pour tous deux, et pas chère puisque nous avions des passes Navigo, aller-retour dans la journée, quel dépaysement ! Mais parfois, j’ai des idées à la con : l’été dernier la balade était naze. Aujourd’hui c’est l’inverse : J.-E. a choisi un programme parfait, mais en terme de surprise il s’est pris les pieds dans le tapis. Au téléphone avec sa sœur vendredi soir : « Demain, on va à Dijon. » Puis, en baissant la voix : « Il fallait pas que je le dise, Antonin pourrait m’entendre. » Le samedi matin, je fais encore un peu semblant de ne rien savoir, pour jouer, mais en approchant de la gare de Lyon je lui dis combien ça me fait plaisir d’aller à Dijon : son idée est excellente, je suis allé deux fois à Dijon, mes souvenirs sont flous et il reste beaucoup à voir, car je ne voyageais pas de la même manière autrefois. D’abord, il y a eu cette journée avec ma mère : son amie venait de quitter la banlieue où nous vivions pour s’installer en Bourgogne, elle nous prêtait sa maison quelques jours, Juline et moi étions adolescents. Je n’étais pas contre les musées mais, par manque d’habitude, nous ne sommes entrés dans aucun ; côté resto, nous n’étions pas aventuriers, faute d’argent, et Juline était du genre compliquée pour l’alimentation. Alors, le truc chouette dont je me souviens, c’est du parcours de la chouette, justement, en suivant les pavés ornés dudit oiseau, placés par l’office de tourisme dans l’asphalte des trottoirs, l’itinéraire facile des vacanciers qui ne savent pas ce qu’ils aiment, on passe devant les immanquables, les pittoresques. Le second souvenir, j’avais fini de grandir, j’avais vingt-quatre ans, septembre 2012 — je ne tenais pas mon journal en ce temps-là, mais je publiais des photos sur un autre blog qui me sert de repère pour les dates. John et Jay voyageaient en Europe et passaient par Dijon, une sorte de pèlerinage pour Jay qui avait étudié dans cette ville quarante ans plus tôt, quand le campus était quasi neuf, bâti en-dehors du centre-ville. Nous avons pris le tram pour nous y rendre. Oui, de cela je me souviens : c’était un jour de fête à Dijon, l’inauguration du tram, les gens se pressaient dans les rames pour étrenner la nouvelle ligne et John faisait le malin, il disait aux autochtones : « Nous sommes venus de Californie exprès pour l’événement. » Sur le campus, Jay nous a emmenés vers les barres de logements en disant : « Rude » — non pas parce qu’il trouvait difficile de s’orienter (au contraire, il reconnaissait ses habitudes lointaines), mais parce que le bâtiment où il avait vécu portait le nom du sculpteur dijonnais François Rude à qui l’on doit l’énorme Départ des volontaires de l’Arc de Triomphe et, plus à mon goût, l’émouvant gisant de Godefroy Cavaignac au cimetière de Montmartre. On voit tout ça ce samedi, moulé en plâtre, au petit musée que je découvre avec J.-E. dans une aile de l’église déconsacrée. Je n’avais pas visité de musée avec John et Jay. Nous étions montés dans le bâtiment Rude, donc, jusqu’à l’étage que Jay habitait autrefois, où nous avions croisés quelques jeunes gens qui vaquaient sans s’encombrer de nous. C’est seulement après le départ de mes amis d’Amérique, une fois seul dans cette ville que je n’allais quitter que le soir, que je suis entré au palais des Ducs de Bourgogne pour voir ce qui pouvait se voir : pas grand-chose en vérité, car le musée était en travaux. Les fameux tombeaux avec leurs gisants polychromes étaient inaccessibles, mais les pleurants entourant le cortège avaient été extraits de la composition monumentale et disposés comme des œuvres autonomes, à l’état pur, de telle manière qu’on en appréciait mieux les détails que dans leur contexte originel, planqués sous des dais gothiques sophistiqués. Je ne me souviens de rien d’autre ; peut-être qu’il n’y avait rien d’autre. Alors j’avais erré jusqu’au musée archéologique, désert comme le sont toujours ces petits antres de vieilles pierres, et c’était beau. J’étais fatigué d’une nuit brève, car John et Jay se levaient tôt et je n’avais pas pu rattraper le retard accumulé la veille : la veille de mon départ pour Dijon, j’avais dormi deux heures, j’avais beaucoup bu, je devais être une sorte de zombie déshydraté quand j’ai débarqué dans la capitale du pinard, j’avais un peu honte de n’être pas au top de mes capacités pour revoir mes amis du bout du monde, juste parce que j’étais infoutu de renoncer à quelques heures nocturnes en compagnie de C. que j’avais rencontré six mois plus tôt et qui me pompait toute mon énergie. J’avais cédé cette nuit-là, déjà, à une faiblesse dont je ne prendrais conscience qu’un an plus tard : je ne savais pas dire non à cet ami vampire. Nos soirées ne se terminaient que lorsque lui l’avait décidé. Je rentrais à n’importe quelle heure. Il prenait toute la place disponible, mes autres amis passaient au second plan, et j’oubliais J.-E. qui comprenait cette relation mieux que moi-même. Il ne protestait pas. Il attendait patiemment que s’estompe l’ivresse de la nouveauté, l’illusion d’une amitié partagée. Un jour ça m’a sauté aux yeux : un ami vrai ne se comporte pas ainsi. En même temps, j’ai réalisé que je ne devais pas, moi non plus, agir comme je le faisais avec J.-E. pendant ces quasi deux ans : je considérais trop son amour comme un acquis solide, une base sereine sur laquelle me reposer, un arrière-plan tranquille depuis lequel m’élancer vers d’autres aventures. Je faisais des rencontres excitantes ; des gens me réclamaient ; je me sentais désiré ; alors je fonçais rejoindre ces voix qui m’appelaient ; et j’oubliais de réclamer J.-E. parce qu’il était toujours là, quoi qu’il arrive. Je pouvais me permettre d’être infidèle parce qu’il était fidèle pour nous deux. C’est devant la psy que je l’ai formulé : je devais mieux identifier mon désir pour cesser de me fondre dans celui des autres. De quoi avais-je envie ? J’ai quitté l’ami qui me faisait du mal, j’ai changé d’emploi salarié, je me suis libéré de quelques engagements, j’ai recommencé à écrire. Tout a changé, sauf l’essentiel : j’étais certain que ma vie et celle de J.-E. devaient être liées. C’était mon désir, oui, et c’est toujours mon désir. Il faut exprimer ses désirs. Dire : « J’ai envie d’être avec toi. » Pourquoi fixons-nous des rendez-vous à de vagues connaissances pour bavarder autour d’un café, ou à des relations professionnelles pour aboutir un projet qui n’emballe personne, mais dont nous avons besoin pour gagner notre croûte ? Nous savons être fiables et ponctuels. J’étais capable d’arriver (presque) à l’heure au bureau, où je m’ennuyais, tandis que je m’attardais avec des copains presque inconnus au lieu de rentrer à la maison retrouver celui que j’aimais. Il faudrait s’habituer à dire : « Ce soir, j’ai rendez-vous avec toi. » Nous faisons ça désormais. Les heures passées ensemble ne sont plus des moments par défaut — « Ce soir, rien de prévu, je reste à la maison » — mais des moments désirés et affirmés — « Ce soir, ne voyons personne d’autre, soyons ensemble » — sous peine de ne plus se connaître, de se croiser seulement en coup de vent, entre le boulot et les amis. Nous aimons le travail que nous avons choisi et nous sommes fiers de nos amitiés, mais le prix d’une vie sociale bien remplie, c’est la nécessité de l’organiser. La semaine dernière, J.-E. était chez I. à Nantes et j’étais chez Pierre à Montparnasse ; ce dimanche à Dijon, nous écrivons une carte postale chacun, pour eux. Mais franchement, on pense surtout à nous. On se connaît par cœur et on ne s’ennuie jamais : ça me fascine. On parle en continu, on a toujours des trucs à se dire. N’est-ce pas incroyable ? L’un propose d’aller quelque part et l’autre est d’accord. On s’échappe un peu du centre, pour voir ? Ça te dit ? Il y a un monument gothique là-bas, je l’ai repéré sur la carte, on reviendra en longeant la rivière. Il fait moins zéro, je porte trois couches sous mon pull, on craint de perdre nos doigts quand on sort les mains des poches. Mais on est heureux. Est-ce l’émerveillement du voyage, le coup de baguette magique qu’on appelle dépaysement ? Oh, bien sûr, c’est agréable de changer d’air, on ne va pas se mentir. Mais quand J.-E. dit ce matin, frigorifié au bord de l’Ouche, que notre nuit était délicieuse, je vous assure que la déco de l’hôtel n’y était pour rien : une fois les yeux fermés, juste lui et moi, cette nuit était identique à toutes les autres.
Baptiste nous rapporte une conversation qu’il vient d’avoir au téléphone : M. est sorti dans le bar gay de cette ville où ils habitaient l’année dernière (pourtant l’une des plus grandes du pays) et il y avait onze types, tandis qu’à mon anniversaire, la même soirée, nous étions quatorze, dont douze pédés. Un de plus, donc, que dans ce bar de province un vendredi soir. Je crois que c’est pour ça que Baptiste est si content de vivre à Paris. Nous sommes si nombreux dans cette énorme ville que même notre minorité atteint la masse suffisante qui permet à la diversité en elle de s’exprimer. J’ai écrit ça récemment. J’ignore si Juline l’a lu. Elle était la seule fille de la tablée et le lendemain elle m’a dit… — je ne me souviens plus de ses mots exacts, mais elle a parlé de cette diversité. Elle l’a vue. Sentie. « Vous êtes tous différents. » Elle a dit quelque chose comme ça. Son regard m’a rendu fier. Et puis, ce texto de Théo : « Tous les gens que tu rassembles sont beaux, gentils et radieux ! » Le mot le plus important est « gentil ». Je sens cette curiosité bienveillante, ce désir d’accueil : quand il y a un nouveau dans la bande, le cercle s’élargit. Ça aussi je l’ai déjà dit. Souvent. Cette soirée est un grand bain d’amitié à l’occasion de mon anniversaire, parce qu’il est utile quelquefois de créer des événements, quasi des prétextes, pour justifier de réunir tant de monde à la fois. Publier un livre, par exemple, peut servir le même désir. La veille, une partie des gens qui sont aux Anges ce vendredi étaient dans un autre bar, à deux rues de distance, après la sauterie aux Mots à la bouche pour le livre de Simon. À vue de nez : la même quantité de gens, dont cinq ou six que je retrouve ce soir, disposés dans un ordre différent ; et l’on change de places à mesure que filent les heures pour parler un peu à l’un, à l’autre. La journée s’achève comme elle a commencé, par J.-E. et moi blottis pour la nuit.
Je me reconnais bien, sur les photos. Ce que je ressens au-dedans se voit au-dehors. Ça ne marche pas pareil sur tout le monde : il y a des gens (j’en connais) dont l’expression du visage ne coïncide pas avec leurs émotions. Par exemple, on croit qu’ils s’ennuient en société, alors qu’ils sont en train de se demander comment se fabriquer une place dans le groupe. On les imagine snobs alors qu’ils sont timides. Ou bien, on suppose que la conversation les intéresse tandis qu’ils bouillonnent à l’intérieur. On croit que l’offense est passée comme une bonne blague, mais dans leur poitrine c’est un champ de bataille. On se trompe rarement à propos de moi. Seuls les gens les plus obtus ne comprennent pas le fond de ma pensée — par exemple, les voisins tout sourire qui me gonflent avec leurs voyages hypercarbonés, dont je saurais faire un récit plus personnel que le leur rien qu’en lisant Wikipédia, car le principe du mode de vie bourgeois, c’est l’universalisme : je sais tout de leur vie, et ils ne comprennent rien à la mienne (ils sont convaincus qu’il est nécessaire de comprendre alors qu’il suffit d’admettre, mais pour comprendre il faudrait d’abord s’intéresser à l’autre) : ces gens-là, à la rigueur, ne perçoivent aucun atome de ce qui m’anime intérieurement, mais dans mon cercle social ils sont exceptionnels. Je les évite. Les autres pigent assez bien ce qui se passe. Je crois que cette transparence est une chance. En tout cas, moi, j’en suis content. Je réfléchis en même temps que j’écris. Quand j’ai parlé de « ce qui ne se voit pas », je me suis concentré sur « ce qui ne tourne pas rond » alors que, au contraire, ce qui se voit sur les photos auxquelles je pense, c’est combien je suis content d’être là. Disons donc que je suis transparent dans mon plaisir. Quand quelque chose me plaît, je le montre. Quand quelqu’un me plaît, je le dis. Il y a quelques jours au téléphone, à propos d’un de ces gars taciturnes qui se le joue « je me réfugie dans mon silence » et préfèrerait mourir sous la torture que de laisser filtrer ses sentiments, Pierre me dit : « Il faut arrêter avec le genre ténébreux, c’est plus glamour du tout. » Et moi : « Les mecs mystérieux, c’est nul. » Et pan. Tenez-le-vous pour dit.
En sortant du film, on propose à Solène un café dans la rue Champollion. On lui dit : « C’est le repaire des cinéphiles » à cause des trois cinémas en enfilade sur le trottoir impair. Ici, des jeunes gens se pressent pour voir des vieux classiques en noir et blanc. L’image d’Épinal s’incruste. Lorsque je vais à la Filmo avec Pierre, la salle est comble et je suis le seul à avoir plus de vingt-six ans (j’ai eu la réduc quand même en passant dans le flot). Solène a dix-huit ans, elle vient d’arriver à Paris. On se pose au Reflet, on commande quelque chose de chaud. On voit un gars au comptoir. J.-E. dit : « Tiens, c’est Victor. » Il a raison, c’est Victor qui s’approche et qui s’installe à notre table. J.-E. lui dit : « Je n’ai jamais lu tes livres. » Ça n’a pas l’air de froisser l’auteur. Je dis : « Si on devait lire les livres de tous les gens qu’on connaît ! » Victor n’est même pas un ami, il est juste un gars sympa qu’on croise de temps en temps, et c’est déjà pas mal. Alors J.-E. file acheter un exemplaire à la librairie d’en bas : il aime les dédicaces. On parle cinéma. On parle littérature. On parle de ce que Victor enseigne à la fac. Solène est à Paris pour ses études — et pour la vie qui va autour. J.-E. parle de l’expo d’Edi Dubien. Je parle du journal de Jacopo Pontormo. Ça peut nous entraîner loin, tout ça. On décide de finir. Bises, ciao, et hop. En marchant sur le boulevard, nous pensons au numéro que nous venons de jouer : alors que la rue de Rivoli était livrée à la débauche de Noël, nous nous promenions dans le Quartier latin et nous sommes tombés nez-à-nez sur un poète. Diable ! C’est une caricature. C’est la vraie vie, puisque c’est la nôtre, la vie que nous avons choisie. Le weekend dernier, Pierre recevait son amie O. chez lui, c’est-à-dire chez moi, c’est-à-dire à Paris, dans cette chambre de bonne sous un toit en zinc. Caricature ? Voici le contexte : O. traverse une période de turbulences dans sa vie intime ; elle se sent prête à vivre pleinement des désirs qu’elle maintenait jusqu’ici planqués sous le tapis. Elle devine que la fréquentation de son ami lui fera du bien. Elle veut aussi rencontrer les amis de son ami, moi en tête, ainsi qu’un échantillon de ma bande : garçons amoureux d’autant de garçons à la fois que notre emploi du temps le permet. Des questions que nous avons réglées, nous, pour le dire vite, bien qu’en vérité nous continuions de nous faire des nœuds dans la tête, mais nous avons évacué une bonne fois pour toute la question première : « Est-ce qu’il est possible de vivre comme ça ? » Alors nous emmenons O. dans des endroits que nous croyons bons pour elle. La librairie Violette & Co est aussi un café. Elle achète des livres qui lui parleront comme des amies ; il n’y a pas qu’à quinze ans que nous avons besoin d’histoires qui nous ressemblent. À la libraire, nous demandons des adresses de lieux chouettes. Elle demande : « Vous n’êtes pas d’ici ? » Nous répondons : « Nous, si, mais nous sommes des garçons, et nous aimerions montrer à notre amie des trucs de filles. » Alors elle file à O. des combines. Des comptes Insta à suivre. Nous sirotons une boisson chaude. Puis je m’en vais. Après mon départ, Pierre resté avec O. branche leur voisine de banc pour davantage de conseils. Il joue l’intermédiaire, afin que la fille et la fille parlent ensemble. À la fin, la fille dit : « C’est marrant, je vois sur ta table que tu as acheté mon livre. » Voilà le monde dans lequel nous vivons : un monde tout petit où les gens qui ont écrit des livres prennent des cafés avec des gens qui, deux heures plus tôt, ne connaissaient pas Paris du tout. J’ai choisi d’habiter cette bulle qui ne demande qu’à s’étendre, une bulle poreuse qui dit : « Bienvenue. » Pierre introduit O. dans notre monde. Nous accueillons. Moi, forcément, je pense à Maël et à Baptiste, arrivés il y a un an. Je pense à W. qui s’est senti chez lui aussitôt, comme un poisson jeté dans le grand bain parisien. Il n’habite toujours pas Paris. Qu’attend-il ? N’était-il pas heureux lors de ses séjours ici ? Aurais-je rêvé ? Aurais-je plaqué sur lui mes propres désirs ? « On ne peut vivre qu’à Paris. » Ne voyez aucun snobisme dans cette affirmation. Juste un raccourci. La phrase complète serait : « Puisque je suis artiste, pédé et de gauche, il n’y a qu’à Paris que je fais partie d’une communauté vaste, assez large pour être diverse, assez diverse pour comprendre qui je suis moi-même au-delà des étiquettes. » Étant donné une petite ville : sur dix mille habitants (par exemple), combien de probabilités pour rencontrer d’autres personnes qui nous ressemblent ? Quand on est seul, on n’a pas le choix : on est le pédé du village, l’artiste de la famille, le gaucho de service. Mais, quand on est des milliers à cocher ces trois cases, alors enfin on peut échapper aux cases : on s’aperçoit qu’il existe une infinité de variations sur le spectre. Je ne suis pas identique à Pierre, à Baptiste, à Maël, chacun devient soi-même, individu unique, issu d’une histoire singulière, animé par des désirs qui ne sont pas ceux du voisin. Pour l’instant, O. est coincée au stade où nous nous trouvions adolescents pour la plupart d’entre nous : perdue dans une foule de couples hétérosexuels exclusifs, mariés ou en voie de le devenir, bientôt flanqués d’enfants : je me revois dans mon lycée, petit pédé égaré parmi un millier d’élèves soi-disant hétérosexuels, guettant l’espoir qu’un de mes semblables sorte du placard avant moi. J’attendais Paris avec ferveur. J’étais pédé et j’étais artiste. Pour moi, les deux allaient ensemble. Et je continue de lier les deux, intimement, à mon désir de Paris. Je crois qu’on peut avoir une belle vie de gay ou de lesbienne dans d’autres villes aujourd’hui : un ou deux lieux communautaires pour les amitiés, les applis pour la drague. Et je crois qu’on peut se nourrir culturellement dans des tas d’endroits : même dans les gros villages, il y a une médiathèque, parfois une librairie. Un concert de temps en temps. On prend la bagnole pour aller au cinéma. L’été, un festival. Pour la majorité des gens, c’est top. Tout le monde n’a pas besoin de vivre à Paris. Tout le monde n’a pas envie de vivre à Paris. Ça tombe bien, car Paris est tout petit. Mais il y a une minorité pour laquelle ce microcosme est vital. Je vois mon petit Pierre : une bouffée d’art par jour le fait tenir. Je n’exagère pas. Certains doivent leur survie à ça : les musées gratuits, l’abonnement cinéma illimité, les places de spectacle à dix euros, les rencontres en librairie. Tous les jours s’abreuver d’images et de paroles. Nous sommes drogués à cette drôle de chose. Dans ces lieux, comme par hasard, devinez qui nous rencontrons ? La moitié des mecs (voire les trois quarts) qui fréquentent les galeries et les musées sont pédés. Côté femmes je ne sais pas, je n’ai pas l’œil exercé. Mais les hommes, c’est flagrant : ça dit quelque chose de notre besoin d’ailleurs : l’art pour élargir la vie étroite, pour vivre plus fort que ce que nous offre le monde normal. Pareil pour ceux qui vont à l’opéra à la dernière minute en profitant des places pas chères (je ne parle donc pas des bourgeois qui fréquentent ces lieux par habitude sociologique, par habitus plutôt que par goût). Cette addiction nous fait du bien. À cette dose, c’est un baume autant qu’un stimulant. Nous nous faisons des amis ainsi. Nous nous fabriquons une belle vie et nous créons les œuvres qui, plus tard, trouvent un écho dans la vie de gens qui ne vivent pas comme nous. Nous savons que les capitalistes accaparent les richesses des pauvres ; dans l’art c’est le contraire, je crois que le fameux ruissellement existe à cet endroit. Celles et ceux qui ne placent pas l’art au centre de leur vie sont bien contents lorsqu’un livre, un film, un petit bout de musique vient les chatouiller. Et nous, à l’origine de ça, il faut que nous en ayons digéré beaucoup pour en pondre un seul.
Dans l’appartement de Victor Hugo, je dis à Pierre : « Tiens, je le connais, lui, Tony Robert-Fleury, il est dans mon roman » — dans mon roman qui n’est pas encore un livre, mais bon, il sait de quoi je parle puisque je lui ai lu le manuscrit. Il y a plusieurs allusions au grand Totor dans Rue des Batailles et même une scène qui se passe ici, sous ses fenêtres du deuxième étage au coin de la place des Vosges, ci-devant place Royale. Je vois partout des échos aux sujets qui m’habitent — et je ne parle pas seulement des personnages qui peuplent mon roman. Je parle des questions intimes que nous nous posons, mes amis et moi, mes aimés et moi. Je dis à Pierre : « Ils abusent, sur les cartels, quand ils appellent Juliette Drouet sa maîtresse. » Le mot n’est plus à la mode. Quand se débarrassera-t-on du vaudeville bourgeois ? Victor et Juliette s’aiment pendant cinquante ans, au grand jour. Leur histoire n’est pas celle d’une maîtresse dans le placard : les sinistres adultères des pièces de boulevard. Ils voyagent ensemble. Ils vivent ensemble, presque autant que l’autre couple de Victor, celui que la loi a officialisé. Il y a l’épouse (Adèle) et la seconde femme (Juliette). Et si on disait amante ? Dans amante il y a amour. Pendant l’exil à Guernesey, elle habite la maison d’à côté. Si ce n’est pas de la fidélité… ! Mais qu’appelez-vous fidélité ? Il y a encore des gens (j’en connais) qui confondent fidélité et exclusivité sexuelle. Victor fabrique les décors de la maison de Juliette : des panneaux de bois décorés en style chinois, signés de son monogramme, désormais exposés dans l’appartement de la place des Vosges. J’ai envie de croire que cette vie est possible. L’autre jour au café des Anges, je m’étonnais du désarroi de B. qui redoutait déjà la rencontre future entre ses deux amoureux. Il me disait : « Tu te rends compte, ils ont tous les deux envie de venir, à la même soirée ! » Eh bien, oui, je me rends compte, et c’est formidable. Soyez heureux les petits chéris. Je leur adresse mentalement ma bénédiction en caressant des yeux les meubles du poète national. Ce joli secrétaire surélevé, je le prends en photo pour J.-E. qui, à cette heure, travaille sagement à son bureau, les coudes posés sur le plateau télescopique : « Regarde, lui aussi il écrivait debout, comme toi. » Sortant de là, je montre à nos visiteuses (car il s’agit d’une visite guidée) le très-vieux-et-très-honorable graffiti ornant l’un des piliers occidentaux de la place. C’est Guillaume qui m’a signalé en premier cette curiosité, que j’ai intégrée depuis à mon corpus personnel, bien qu’il croie que c’est l’inverse qui s’est passé. Une date, suivie du prénom Nicolas, incisés dans la pierre. À deux cent soixante ans de distance, cette marque s’adresse bien à nous : les arpenteurs des Nuits de Paris (ledit Nicolas avait la réputation de noctambuler sur les quais) et des jours de goguette (la bruine ne nous décourage pas, la journée est douce d’une autre façon). Plus loin, rue de l’Hôtel-de-Ville, nous passons sous d’autres fenêtres illustres : non plus celles de Victor, mais celles d’Henri à la Cité des arts, il y a deux ans. Nous disons : « C’est ici qu’on s’est connus. » Et c’est vrai. Et le soir, dans la chambre, j’écris un truc pour la revue de Natan, mais je me loupe complètement, c’est nul. Alors je réfléchis une minute et, bim ! le sujet s’impose : je dois décrire cette maison du quai de l’Hôtel-de-Ville, cet appartement. « Le lieu où quelque chose a eu lieu », tout simplement. Et j’emballe tout ça dans une espèce d’espace trop vaste pour être sérieuse : une histoire qui me dépasse, une épopée que je fais remonter aux premières ères géologiques. Je case des mots compliqués qui donnent une couleur étrange au récit, assez ironique pour n’être pas pédante, je l’espère. Ce sont exactement les mêmes mots que dans le dernier paragraphe des « Travaux pratiques » de Perec : « le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l’argile plastique, la craie. » Le sous-sol de Paris, en somme. Le texte de la voix off de notre clip « Ressusciter l’éocène », montré à l’exposition de Villetaneuse.
Un petit malin a écrit un texte érotique. Il dit : « C’est une surprise. » Je rigole en découvrant le truc. Tandis que lui fait moins le malin : il doit craindre ma réaction. Il a beau avoir compris qu’on n’était pas en classe, mais dans un espace sûr, il éprouve ce plaisir un peu coupable du gosse qui a fait une bêtise. Coupable de quoi ? Je dis : « C’est super. » Je ne mens pas. C’est habilement écrit et ça colle au thème : « montrer plutôt que nommer », c’est-à-dire : décrire ce qui se passe entre les personnages (les gestes) au lieu de plaquer un mot sur leur relation. « Par contre, tu n’as pas tenu compte de ma consigne. Dans l’un des textes, tu dois écrire à la troisième personne ; dans l’autre, tu es l’un des personnages et tu écris aux première et deuxième personnes. » Il se relit. Dans son histoire, il a mis « je » et un prénom. Il a choisi un prénom épicène pour cultiver le doute : la « surprise » se cache derrière cette astuce. Un truc technique, en somme. La grammaire au service du récit. La supériorité du texte sur l’image : les informations qu’on choisit de laisser dans l’ombre, alors qu’à l’écran elles nous sauteraient au cou. Quand on écrit, on ménage l’implicite ; on choisit d’être lacunaire ou englobant ; on décrit l’invisible et contourne l’évidence. Il a compris ça. Bravo. Il dit que son pote l’a aidé. Bravo encore : on est meilleur avec un camarade, premier lecteur, destinataire, et donc co-auteur de ce texte à trous que l’imaginaire doit compléter. Je vois une première version, très raturée, abandonnée entre eux sur la table. Ils ont bossé, quoi. Je reviens à ma consigne : « Puisque tu cherches à créer une sorte de suspense sur le genre du personnage, essaie de le refaire avec la contrainte que je vous ai donnée, écris au je et au tu, ça te permet de ne pas révéler son prénom, de le regarder d’encore plus près, de te focaliser sur les sentiments et sensations plutôt que sur l’apparence extérieure. » Personne n’aime la grammaire (oups, c’est peut-être un kink pour vous, pardon si je vous juge), mais elle devient diablement utile (donc désirable ?) pour pimper nos histoires une fois que la mécanique est amorcée. J’ose lui dire : « Moi aussi j’ai déjà écrit des trucs érotiques et je t’assure que le tu marche bien, tu verras, on se sentira encore plus concerné quand on te lira. » Je n’en dis pas davantage, c’est déjà presque trop. Ils ont quinze ou seize ans ! Mais bon, là, c’est eux qui m’ont cherché.