Je commence par une réponse vague, un peu mondaine, ridicule : « En pleine forme. » Je dis ridicule parce que ce constat est valable si je m’observe de très loin (ma vie dans les grandes lignes me passionne), certes, mais la vérité est plus nuancée si je m’attache au détail de ces derniers jours : « Pour être plus juste, j’ai un petit coup de mou. » Ridicule parce que la mondanité n’est pas de mise ici. Je fréquente le moins possible les milieux où je ne peux pas être sincère (les conversations superficielles à la machine à café) et cette soirée est le contraire absolu d’une convivialité de surface. C’est un habitacle de douceur douillette bâti par quatre paires de mains, un enclos de confiance où l’on parle vrai. Je dis à L. que je me sens mou, oui. Une traversée qui ne durera pas, je me connais, mais il faut que je passe par là, quand même, régulièrement : je me connais. Je dis à L. que j’attends quelque chose. Que je reste suspendu à la réponse de quelqu’un. C’est vrai. Difficile pour moi de me sentir dépendant. Bien que cette passivité ne dure que depuis une poignée de jours, j’ai l’impression d’être coincé pour toujours dans la diagonale du vide des Tartares. Je déteste ne rien faire. Je déteste qu’il ne m’arrive rien. Oh, inutile de me contredire : je sais déjà que j’ai tort. Ne louez pas mon travail, mes succès, les rencontres qui m’illuminent en temps normal — j’ai conscience de tout ça — je sais qu’il ne m’arrive pas rien. Que ma vie est riche. Je suis bien placé : c’est moi qui la vis. Laissez-moi prétendre un peu que je me confis dans l’ennui. Ça passera. D’ailleurs je ne m’appesantis pas là-dessus. Je ne plombe pas le dîner. Je ne l’égaie pas non plus. Je suis tel qu’en moi-même ; nos amis sont beaux et gais, eux aussi, mais n’oublient pas d’entrouvrir une zone d’ombre, une inquiétude, une colère. C’est l’idée de J.-E. de les inviter à la maison — nous invitons si rarement — plutôt que leur donner rendez-vous dans notre bar habituel. En écrivant cette phrase, je réalise que nous les avons connus là-bas, l’un et l’autre. Dans le cas d’O., l’histoire est célèbre, car nous l’avons mille fois racontée, lui et moi ; en ce qui concerne L. le décor est moins évident, car un ami commun nous avait présentés, un ami qui n’est plus le mien et qui n’était presque pas le sien — disons : un entremetteur qui ne se doutait pas qu’il provoquerait des amitiés durables après lui, presque malgré lui. C’était dans ce même bar, oui. Mais nous n’y allons pas ce soir. Il y a des choses qui se disent dans un petit appartement qu’on n’a pas envie de se crier à l’oreille dans une salle bruyante et surpeuplée. Nous restons aux quatre côtés de la table ronde qui, par définition, n’a pas de côtés. Nous restons quatre du même côté, alors. Quatre dans le même bateau : ça me semble fou d’atteindre cet âge où je puis dire, de plus en plus souvent : « Ça fait dix ans que. » Dix ans qu’on a connu l’un, dix ans qu’on a connu l’autre. Une fidélité. L’autre point commun de ces deux amis : nous les avons rencontrés ensemble — je veux dire : séparément, l’un après l’autre — O. le premier, L. peu de temps après — et il me semble qu’O. était présent le soir où L. est apparu dans nos vies — quand je dis que nous les avons rencontrés ensemble, je parle de J.-E. et de moi, car les premiers mots échangés n’ont pas été adressés plus à l’un qu’à l’autre : aussi bien O. que L. nous ont connus comme deux entités reliées, certes distinctes, mais associées intimement, comme deux ensemble.
